En matière d’éducation, il n’est jamais inutile de relire ce que le plus grand pédagogue, Aristote, écrivit au plus prestigieux des conquérants, Alexandre : « Sache qu’il est trois choses pour lesquelles on laisse une belle mémoire et une vaste gloire. La première, c’est une bonne législation… » C’était il y a 2 345 ans, et les gouvernants n’ont toujours pas reçu la leçon… Ainsi la gauche française s’enlise-t-elle aujourd’hui dans une nouvelle querelle scolaire, parce qu’une sémillante ministre s’est mis en tête de réduire encore la place des langues dites mortes et de supprimer la spécificité des classes bilangues, refuges des meilleurs élèves et sanctuaire des derniers germanistes. Le fiasco est déjà consommé : même si la reforme du collège est appliquée, les enseignants concernés assureront son sabotage, tandis que les parents et les élèves appliqueront leurs habituelles résistances, à savoir la fuite.
Najat Vallaud-Belkacem a commis trois erreurs. D’abord, elle a pensé que moins de latin et de grec, mais pour plus d’enfants, serait perçu comme un progrès. Or les citoyens ont compris depuis longtemps que le saupoudrage de connaissance est un leurre, que seule vaut l’excellence et que « peu pour tous », slogan de l’égalitarisme, est un passeport pour l’échec.. Malgré ses précautions de langage, la ministre parait en guerrière anti-élite, en prêtresse du nivellement par le bas. C’est là une faute majeure de la gauche politique et intellectuelle depuis mai 1968 : avant, elle s’efforçait de distinguer les meilleurs dans toutes les classes sociales, pour limiter la reproduction de l’aristocratie culturelle ; depuis elle s’évertue à affaiblir les meilleurs, quelle que soit leur origine, afin que la masse des faibles ne se sente pas distancée. Au refus de la domination par le haut, la gauche a substitué la peur d’une contestation par le bas. A l’élitisme pour tous succède la médiocrité partagée.
La deuxième erreur de la ministre à l’irréprochable sourire est d’avoir pensé que l’électorat socialiste applaudirait à la dilution des classes bilangues dans une généralisation de type « expérience linguistique ». Or, outre la résistance des professeurs d’allemand, se dresse la colère des militants de l’enseignement public, qui veulent bien lui rester fidèles, pourvu qu’on laisse leurs enfants passer par le soupirail d’excellence des classes bilangues. S’il n’est plus possible aux meilleurs de se distinguer dans le public, ils iront tous dans le privé, où ils sont déjà en grande partie. D’ailleurs peut-être ne faut-il pas accabler Najat Vallaud-Belkacem, tant il semble que la privatisation de l’enseignement a déjà franchi un point de non-retour : l’école publique est comme un iceberg à la dérive dans les eaux chaudes de la compétition. Il est néanmoins dommage que les pédagogues socialistes y taillent, à coups de pics réformateurs, des glaçons pour leurs cocktails de fin de colloque…
La troisième erreur de la ministre est d’avoir mal interprété l’échec de Vincent Peillon. Excellent historien et théoricien de l’Education nationale, celui-ci a chu sur l’affaire des rythmes scolaires, par méconnaissance du nouveau marché des savoirs, où élus et parents, intermédiaires et consommateurs, ont leur mot à dire. Najat Vallaud-Belkacem a donc pensé réussir en soignant le marketing et la communication, mais bute, elle, sur l’essence de l’enseignement : c’est le destin des enfants qui est en jeu, à travers ce qu’ils apprennent.
La gauche ne sera puissante et convaincante, en matière d’éducation que lorsqu’elle retrouvera le goût de l’exigence. Exigence républicaine, en rétablissant le respect du maître, de la discipline, de la laïcité absolue. Exigence intellectuelle, en n’envoyant que ceux qui le méritent vers le haut, en orientant les autres vers des tâches à leur niveau et en rétablissant la sélection dans toute sa saine nécessité. Si la droite applique cette stratégie, elle le fera sous l’influence sociale et idéologique de son électorat : ce sera l’achèvement de la privatisation. La gauche, elle, peut être drastique sans être réactionnaire. Mais elle doit confier l’école à des politiques qui en font l’affaire de leur vie, et non à une ministre bouton de rose. En latin : rosula.
Christophe BARBIER L’EXPRESS N°3330 du 29 avril 2015