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Louis-Marie-Jacques-Amairic Comte de NARBONNE-LARA
LA REVOLUTION MENACEE PAR LA GUERRE ET LES PRETRES REFR ACTAIRES : NOVEMBRE-DECEMBRE 1791
En Novembre 1791, les émigrés rassemblés à Bruxelles, Coblentz, Trèves, deviennent de plus en plus menaçants. Leur objectif est maintenant clair : ils veulent une intervention des puissances étrangères, à laquelle ils sont prêts à participer, afin d'étouffer la Révolution et de rétablir l'ordre et la royauté. Le 9 Novembre, inquiète de ces rumeurs de préparatifs, l'Assemblée prend un décret « considérant comme criminels tous les émigrés non rentrés dans un délai de deux mois ». Elle décide, en outre, que tous leurs biens seront confisqués.
Dès le 20 Octobre, Jean-Pierre Brissot, nouveau député de Paris à l'Assemblée Législative, avait réclamé des sanctions exemplaires contre les émigrés et demandé que la France entre en guerre : « Vous n'avez pas à balancer, il faudra attaquer vous-même les puissances qui oseront vous menacer.. » (1)
Pendant tout le mois de Novembre, des discussions très vives vont opposer partisans et adversaires de la guerre, tant au Club des Jacobins qu'à l'Assemblée Législative.
Robespierre, après avoir longuement hésité, prend, avec beaucoup de fermeté, le parti de la guerre. Les perspectives de cette guerre lui semblent non seulement possibles mais nécessaires. C'est une thèse qu'il va développer dans un discours sans équivoque prononcé aux Jacobins le 28 Novembre en réponse au projet de décret déposé la veille par Dubois-Crancé (2) à l'Assemblée nationale. Il critique d'abord sévèrement la partie du texte qui prévoit l'envoi d'une délégation au roi :
« Quand l'Assemblée craint pour la Patrie, elle n'envoie pas une députation au pouvoir exécutif, elle fait un décret... » (3)
Puis il exprime son point de vue sur l'attitude à prendre : il est inutile d'adresser des menaces aux « petites puissances » représentées par les Electeurs de Mayence ou de Trèves; il faut s'adresser au véritable ennemi. Or, cet ennemi, c'est Léopold, l'Empereur d'Autriche, le frère de la Reine, que la Cour et les ministres tentent, évidemment, de ménager :
« Il faut dire à Léopold : vous violez le droit des gens, en souffrant le rassemblement de quelques rebelles que nous sommes loin de craindre, mais qui sont insultants pour la Nation. Nous vous sommons de les dissiper dans un tel délai, ou nous vous déclarons la guerre au nom de la nation française, et au nom de toutes les nations ennemies des tyrans.. »
« Si le gouvernement français défère à une pareille réquisition, faite avec dignité par les représentants de la nation, les ennemis extérieurs et intérieurs ne sont plus à craindre. Il faut se pénétrer de ce principe, que la liberté ne peut se conserver que par le courage et le mépris des tyrans. L'Assemblée nationale et le pouvoir exécutif doivent agir avec les ennemis extérieurs comme un peuple libre avec les despotes (..) »
« Tout combattant qui montre de la crainte rehausse le courage de son adversaire (...) Parlons aux Ministres, aux Rois, à l'Europe avec la fermeté qui nous convient. Disons à l'Europe que si les cabinets engagent les Rois dans une guerre contre les peuples, nous engagerons les peuples dans une guerre contre les Rois... » (3)
En même temps que ce débat sur la guerre, un autre se déroule, avec tout autant de passion, à propos des prêtres réfractaires. Contre la fronde qui s'organise dans les provinces, les députés semblent maintenant décidés à prendre des mesures sévères.
Le 29 Novembre, l'Assemblée rend un décret stipulant que tous les prêtres qui ne prêteraient pas un nouveau serment à la Constitution seraient privés du droit d'exercice du culte. Ils se verraient, en outre, supprimer le paiement de leur pension. Aussitôt le bruit court dans Paris que Louis XVI*, sous la pression de sa sœur Madame Elisabeth, connue pour sa bigoterie, et de quelques membres du Haut Clergé, va opposer son « veto ».
Dans la noblesse et le clergé, les esprits ne tardent pas à s'échauffer; de nombreuses suppliques sont adressées au Roi directement ou par l'intermédiaire de ses Ministres. Louis XVI*, lui même, est dans un tel embarras qu'il n'ose plus prendre une décision.
Le 5 Décembre, le Directoire du Département de Paris demande officiellement au Roi dans une pétition, de « frapper de veto » cette mesure « tyrannique et barbare » (4). Robespierre s'indigne de cette demande et dénonce les manœuvres de ses anciens collègues de l'Assemblée Constituante qui, maintenant, sont aux "affaires" au sein du Directoire du Département de Paris : les Talleyrand (5), Beaumetz et leur Président de La Rochefoucauld d'Enville. Le lendemain, dans un projet d'adresse à l'Assemblée législative, dont il donne lecture aux Jacobins, il critique sévèrement l'activité « néfaste » de ces hommes :
« Le projet de nos ennemis est plus étendu que nous le croyions, le projet de contre-révolution est plus compliqué que nous nous ne l'étions imaginés... » (6)
Au-delà du corps administratif, en lui-même, ce sont bien les personnages à « l'esprit insidieux » que vise Robespierre :
« La nation commence à être fatiguée du charlatanisme qui ne laisse apercevoir que les intrigues, les conspirations; après les conspirations, les parjures. On ne la trompera pas plus longtemps... » (7)
Mais, pour le roi, la pression est trop forte : il cède et met son veto aux deux décrets sur les émigrés et sur les prêtres réfractaires et apparaît, encore un peu plus, comme le protecteur des ennemis de la Révolution. Il semble maintenant évident qu'il ne compte plus que sur cette intervention rapide des puissances étrangères pour rétablir son pouvoir royal.
Mais la question des prêtres réfractaires est occultée, dès le début du mois de Décembre, par un nouveau rebondissement à propos de la guerre au cours duquel Robespierre va effectuer un revirement total.
Le comte de Narbonne (8) a été nommé Ministre de la Guerre le 9 Décembre. A peine a-t-il pris ses fonctions qu'il a une entrevue chez sa maîtresse Madame de Staël (9) avec Brissot, Talleyrand et La Fayette*. Ceux-là mêmes que Robespierre dénonçait, quelques jours avant, dans son projet d'adresse à l'Assemblée ! Pour l’Incorruptible les choses sont claires : cette rencontre est le prélude à une nouvelle conspiration contre la Liberté. Les ennemis les plus dangereux ne sont pas les quelques émigrés qui s'agitent aux frontières, mais bien les ennemis de l'intérieur, ceux qui ont juré d'abattre la Révolution !
Aussi, dès le lendemain 11 Décembre, alors que la très grande majorité des Jacobins semble déjà rendue à l'idée de la guerre, et que les plus belliqueux occupent la tribune, Robespierre exprime déjà quelques réserves :
« Messieurs, ce n'est pas sans quelque répugnance et même sans quelque honte que je suis monté à cette tribune pour improviser sur une question aussi délicate, et qui demande un examen si profond; cependant, comme je vois l'opinion se porter avec une certaine impétuosité vers un parti qui ne me parait pas avoir été approfondi, je me suis cru obligé de vous présenter quelques observations qui me sont inspirées... » (10)
Le 14 Décembre, Louis XVI* et le comte de Narbonne se présentent à l'Assemblée. Le Roi annonce dans un discours très bref et emprunt d’une profonde gravité que, passé le 15 Janvier prochain, il serait obligé de déclarer la guerre à l'Electeur de Trèves si les Français réfugiés chez lui continuaient à manifester des dispositions hostiles. Quant à Léopold, l’Empereur d’Autriche, son beau frère, il lui rend justice et le remercie publiquement pour ses bons offices !
L' intervention on ne peut plus maladroite de Louis XVI*; l'attitude arrogante de son Ministre de la Guerre, ce jour là, vont augmenter encore, chez Robespierre, sa défiance vis à vis du pouvoir exécutif et surtout vis à vis de l'armée dans laquelle Narbonne et La Fayette* règnent en maîtres absolus.
Le soir, aux Jacobins, on discute des propos du roi; on suppute ses intentions. Un membre propose même à la Société de suspendre ses débats pour ne pas gêner l'action du gouvernement dans cette période critique ! Robespierre répond aussitôt avec fermeté :
« Je déclare, moi, que je la discuterai (la paix ou la guerre) selon ma conscience et le sentiment impérieux de ma liberté.. » (11)
Madame de STAEL Portrait par Gérard – Château de Versailles
Danton appuie les propos de l'Incorruptible et, finalement, les débats des Jacobins vont se poursuivre....
« La guerre ! La guerre ! » écrit Brissot dans le « Patriote Français » le 15 Décembre; « ce cri doit être celui des patriotes français, celui des amis de la liberté ». Et c'est le lendemain qu'il se présente aux Jacobins, où l’on attend son intervention depuis plusieurs jours. Moins belliqueux que dans son journal de la veille, il demande simplement de soutenir les efforts du ministre Narbonne car, dit-il, il faut attaquer les Princes allemands; tout le mal est à Coblence. « La Cour ? Pourquoi s'en méfier ? La défiance est un état affreux (..) Vous avez voulu la guerre, le pouvoir exécutif va la déclarer ! Il fait son devoir... et vous devez le soutenir lorsqu'il fait son devoir ! En le soutenant, il vous reste à le surveiller, et s'il vous trahit, le peuple est là ! » (12)
Le discours de Brissot fait grande impression sur les membres du Club qui, déjà dans leur majorité, penchaient pour la guerre. Robespierre a écouté attentivement Brissot et il a pris sa décision : il interviendra le surlendemain 18 Décembre. Son opinion est faite : cette guerre est stupide; la cause de nos maux n'est pas à Coblence mais ici ! Il ne lui reste plus qu'à préparer ses arguments....
18 Décembre, l'Incorruptible est à la tribune; il sait qu'il va avoir beaucoup de mal à convaincre; il sait également qu'il va être critiqué pour avoir varié dans sa position à propos de la guerre. Qu'importe ! Il se lance dans son premier grand discours sur le sujet; il y en aura beaucoup d'autres
« La guerre ! s'écrient la Cour et le ministère, et leurs innombrables partisans. La guerre ! répètent un grand nombre de bons citoyens mus par un sentiment généreux, plus susceptibles de se livrer à l'enthousiasme du patriotisme, qu'exercés à méditer sur les ressorts des révolutions et sur les intrigues des cours. Qui osera contredire ce cri imposant ? Personne, si ce n'est ceux qui sont convaincus qu'il faut délibérer mûrement avant de prendre une résolution décisive pour le salut de l'Etat et pour la destinée de la Constitution; ceux qui ont observé que c'est à la précipitation et à l'enthousiasme d'un moment que sont dues les mesures les plus funestes qui aient compromis notre liberté, en favorisant les projets et en augmentant la puissance de ses ennemis; qui savent que le véritable rôle de ceux qui veulent servir leur patrie est de semer dans un temps pour recueillir dans un autre, et d'attendre de l'expérience le triomphe de la vérité. »
« Je ne viens point caresser l'opinion du moment ni flatter la puissance dominante (..) Mais je viens dévoiler une trame profonde que je crois assez bien connaître. Je veux aussi la guerre, mais comme l'intérêt de la nation la veut : domptons nos ennemis intérieurs, et marchons ensuite contre nos ennemis étrangers, s'il en existe encore. »
« La Cour et le ministère veulent la guerre et l'exécution du plan qu'ils proposent; la nation ne refuse point la guerre, si elle est nécessaire pour acheter la liberté; mais elle veut la liberté et la paix, s'il est possible, et elle repousse tout projet de guerre qui serait proposé pour anéantir la liberté et la Constitution, même sous le prétexte de les défendre (...) »
« La guerre est toujours le premier vœu d'un gouvernement puissant qui veut devenir plus puissant encore. Je ne vous dirai pas que c'est pendant la guerre que le ministère achève d'épuiser le peuple et de dissiper les finances, qu'il couvre d'un voile impénétrable ses déprédations et ses fautes; je vous parlerai de ce qui touche plus directement encore le plus cher de nos intérêts ».
« C'est pendant la guerre que le pouvoir exécutif déploie la plus redoutable énergie, et qu'il exerce une espèce de dictature qui ne peut qu'effrayer la liberté naissante; c'est pendant la guerre que le peuple oublie les délibérations qui intéressent essentiellement ses droits civils et politiques pour ne s'occuper que des événements extérieurs, qu'il détourne son attention de ses législateurs et de ses magistrats pour attacher tout son intérêt et toutes ses espérances à ses généraux et à ses ministres, ou plutôt aux généraux et aux ministres du pouvoir exécutif. C'est pour la guerre qu'ont été combinées, par des nobles et par des officiers militaires, les dispositions trop peu connues de ce code nouveau qui, dès que la France est censée en état de guerre, livre la police de nos villes frontières aux commandants militaires, et fait taire devant eux les lois qui protègent les citoyens. »
« C'est pendant la guerre que la même loi les investit du pouvoir de punir les soldats. C'est pendant la guerre que l'habitude d'une obéissance passive, et l'enthousiasme trop naturel pour les chefs heureux, fait des soldats de la patrie les soldats du monarque et de ses généraux. Dans les temps de troubles et de factions, les chefs des armées deviennent les arbitres du sort de leur pays, et font pencher la balance en faveur du parti qu'ils ont embrassé... » (13)
Logique implacable que celle qu'expose l'Incorruptible ce jour là; tout le mécanisme qu'il a soigneusement analysé, et sur lequel il a pris le temps de réfléchir, depuis ses premières prises de position de fin Novembre, apparaît comme une évidence. Ce piège de la guerre, qui se referme sur le peuple, a été, selon lui, préparé de longue date :
« On a pris le soin de le (le peuple) ruiner, de le décourager, de l'affamer par l'accaparement du numéraire, des subsistances, et par tous les moyens que l'aristocratie n'a cessés de prodiguer depuis le début de cette Révolution... » (13)
Puis, reprenant les propos de Brissot, Robespierre s'adresse directement au député pour le mettre devant ses propres responsabilités :
« Législateur patriote, à qui je réponds en ce moment, quelles précautions proposez-vous pour prévenir ces dangers et pour combattre cette ligue ? Aucune ! Tout ce que vous avez dit pour nous rassurer, se réduit à ce mot : « Que m'importe ! La liberté triomphera de tout ! »
« Ne dirait-on pas que vous n'êtes point chargé de veiller pour assurer ce triomphe, en déconcertant les complots de ses ennemis ? La défiance, dites-vous, est un état affreux ! Beaucoup moins affreux sans doute que la stupide confiance qui a causé tous nos embarras et tous nos maux, et qui nous mène au précipice. Législateur patriote, ne calomniez pas la défiance; laissez propager cette doctrine perfide à ces lâches intrigants qui en ont fait jusqu'ici la sauvegarde de leurs trahisons (..) »
« La défiance, quoi que vous puissiez dire, est la gardienne des droits du peuple; elle est au sentiment profond de la liberté ce que la jalousie est à l'amour. Législateurs nouveaux, profitez du moins de l'expérience de trois années d'intrigues et de perfidies; songez que, si vos devanciers avaient senti la nécessité de cette vertu, votre tâche serait beaucoup moins difficile à remplir; sans elle, vous êtes aussi destinés à être le jouet des hommes les plus vils et les plus corrompus (..) »
« Si l'on nous trahit, a dit encore le député patriote que je combats, le peuple est là. Oui, sans doute; mais vous ne pouvez ignorer que l'insurrection que vous désignez ici est le remède rare, incertain, extrême. Le peuple était là, dans tous les pays libres, lorsque, malgré ses droits et sa toute-puissance, des hommes habiles, après l'avoir endormi un instant, l'ont enchaîné pour des siècles. Il était là, lorsqu'au mois de juillet dernier son sang coula impunément au sein de cette capitale; et par quel ordre ? Le peuple est là; mais vous, représentants, n'y êtes-vous pas aussi ? Et qu'y faites-vous si, au lieu de prévoir et de déconcerter les projets de ses oppresseurs, vous ne savez que l'abandonner au droit terrible de l'insurrection et au résultat du bouleversement des empires... » (13)
Il vaut mieux déclarer la guerre tout de suite que de l'attendre, prétendaient Brissot et ses amis. Robespierre pense, lui, que s'il faut vraiment la faire, cette guerre là, alors il ne faut surtout pas la faire tout de suite.
« Je me résume. Il ne faut point déclarer la guerre actuellement (..) Il faut prendre des mesures sévères et différentes de celles qu'on a adoptées jusqu'ici, pour qu'il ne dépende pas des ministres de négliger impunément ce qu'exige la sûreté de l'Etat; il faut soutenir la dignité du peuple, et défendre ses droits trop négligés. Il faut veiller au fidèle emploi des finances (..) et persister dans la résolution de réprimer les prêtres séditieux. »
« Si, en dépit de la raison et de l'intérêt public, la guerre était déjà résolue, il faudrait au moins s'épargner la honte de la faire en suivant l'impulsion et le plan de la cour(..) Il faudrait commencer par mettre en accusation le dernier ministre de la guerre, afin que son successeur comprit que l'œil du peuple est fixé sur lui (..) »
« Ne nous dites donc plus que la nation veut la guerre. La nation veut que les efforts de ses ennemis soient confondus et que ses représentants défendent ses intérêts; la guerre est, à ses yeux, un remède extrême dont elle désire être dispensée; c'est à vous d'éclairer l'opinion publique, et il suffit de lui présenter la vérité et l'intérêt général pour les faire triompher. La grandeur d'un représentant du peuple n'est pas de caresser l'opinion momentanée qu'excitent les intrigues des gouvernements, mais que combat la raison sévère, et que de longues calamités démentent. Elle consiste quelquefois à lutter seul, avec sa conscience, contre le torrent des préjugés et des factions. Il doit confier le bonheur public à la sagesse, le sien à sa vertu, sa gloire aux honnêtes gens et à la postérité (..) Je n'espère pas que mes paroles soient puissantes en ce moment; je souhaite que ce ne soit point l'expérience qui justifie mon opinion : mais dans ce cas là même, une consolation me restera; je pourrai attester mon pays que je n'aurai point contribué à sa ruine. » (13)
Charles-Marie de TALLEYRAND-PERIGORD par Pierre-Paul Prud’hon (1809) – Château de Valençay
Comme il le craignait, Robespierre se trouve effectivement bien seul en cette fin d'année 1791, malgré la puissance de ses convictions, malgré son éloquence que les Jacobins ont pu apprécier.
Le 2 Janvier, il remonte à la tribune pour tenter, une nouvelle fois, de convaincre. Brissot, à nouveau, a parlé le 30 Décembre; aussi Robespierre s'attache-t-il d'abord à répondre aux derniers arguments du député :
« Des deux opinions qui ont été balancées dans cette assemblée, l'une a pour elle toutes les idées qui flattent l'imagination, toutes les espérances brillantes qui animent l'enthousiasme, et même un sentiment généreux soutenu de tous les moyens que le gouvernement le plus actif et le plus puissant peut employer pour influer sur l'opinion; l'autre n'est appuyée que sur la froide raison et sur la stricte vérité. Pour plaire, il faut défendre la première; pour être utile, il faut soutenir la seconde avec la certitude de déplaire à tous ceux qui ont le pouvoir de nuire; c'est pour celle-ci que je me déclare.. » (14)
Robespierre n'en a pas encore fini avec les faux arguments de Brissot. Il repart, encore une fois, à la charge contre la formule qui l'a tant choqué au sujet de la « défiance » :
« La défiance est un état affreux ! Est-ce là le langage d'un homme libre qui croit que la liberté ne peut être achetée à trop de prix ? Elle empêche les deux pouvoirs d'agir de concert ! Est-ce encore vous qui parlez ici ? Quoi ! C'est la défiance du peuple qui empêche le pouvoir exécutif de marcher, et ce n'est pas sa volonté propre ? Quoi ! C'est le peuple qui doit croire aveuglément aux démonstrations du pouvoir exécutif, et ce n'est plus le pouvoir exécutif qui doit mériter la confiance du peuple, non par des démonstrations, mais par des faits ? La défiance attiédit son attachement ! Et à qui donc le peuple doit-il son attachement ? Est-ce à un homme ? Est-ce à l'ouvrage de ses mains, ou bien à la patrie, à la liberté ? (..) Si ce texte a excité ma surprise, elle n'a pas diminué, je l'avoue, quand j'ai entendu le commentaire par lequel vous l'avez développé dans votre dernier discours. » (15)
Les propos à l'encontre de Brissot sont sévères. Mais à ceux qui, la veille, ont proposé une guerre de « propagande », Robespierre réplique tout aussi vertement :
« Le gouvernement le plus vieux trouve un puissant appui dans les préjugés, dans les habitudes, dans l'éducation des peuples. Le despotisme même déprave l'esprit des hommes jusqu'à s'en faire adorer, et jusqu'à rendre la liberté suspecte et effrayante au premier abord. »
« La plus extravagante idée qui puisse naître dans la tête d'un politique, est de croire qu'il suffise à un peuple d'entrer à main armée chez un peuple étranger pour lui faire adopter ses lois et sa constitution. Personne n'aime les missionnaires armés... » (16)
Et l'Incorruptible reprend, inlassablement son argumentation. Sachons où sont nos véritables ennemis ! Sachons voir où est vraiment l'intérêt de la nation !..
« Ferons-nous la guerre ou ferons-nous la paix ? Attaquerons nous nos ennemis, ou les attendrons-nous dans nos foyers ? Je crois que cet énoncé ne présente pas la question sous tous ses rapports et dans toute son étendue. Quel parti la Nation et ses représentants doivent-ils prendre dans les circonstances où nous sommes, à l'égard de nos ennemis intérieurs et extérieurs ? Voilà le véritable point de vue sous lequel on doit l'envisager, si on veut l'embrasser tout entière et la discuter avec l'exactitude qu'elle exige. Ce qui importe par-dessus tout, quel que puisse être le fruit de nos efforts, c'est d'éclairer la Nation sur ses véritables intérêts et sur ceux de ses ennemis; c'est de ne pas ôter à la liberté sa dernière ressource en donnant le change à l'esprit public dans ces circonstances critiques (..) »
« Je suis loin de prétendre que notre Révolution n'influera pas dans la suite du globe, plus tôt que les apparences actuelles ne semblent l'annoncer. A Dieu ne plaise, que je renonce à une si douce espérance. Mais je dis que ce ne sera pas aujourd'hui; je dis que cela n'est pas du moins prouvé et que, dans le doute, il ne faut pas hasarder notre liberté; je dis que, dans tous les temps pour exécuter une telle entreprise avec succès, il faudrait le vouloir, et que le gouvernement qui en serait chargé, que ses principaux agents ne le veulent pas et qu'ils l'ont hautement déclaré »
« (..) Le peuple ne reconnaît les traîtres que lorsqu'ils ont déjà fait assez de mal pour le braver impunément. A chaque atteinte portée à sa liberté, on l'éblouit par des prétextes spécieux, on le séduit par des actes de patriotisme illusoires, on trompe son zèle et on égare son opinion par le jeu de tous les ressorts de l'intrigue et du gouvernement, on le rassure en lui rappelant sa force et sa puissance. Le moment arrive où la division règne partout, où les pièges des tyrans sont tendus, où la ligue de tous les ennemis de la l'égalité est entièrement formée, où les dépositaires de l'autorité publique en sont les chefs, où la portion des citoyens qui a la plus d'influence par ses lumières et par sa fortune est prête à se ranger de leur parti. » (17)
Robespierre revient, une nouvelle fois, au discours de Brissot. Ce dernier lui a fait le reproche d'avoir « douté du courage des Français » et d'avoir « avili le peuple ». L’Incorruptible ne peut évidemment pas laisser passer de telles accusations sans répliquer :
« Vous avez dit que j'avais outragé les Français en doutant de leur courage et de leur amour pour la liberté. Non, ce n'est point le courage des Français dont je me défie, c'est la perfidie de leurs ennemis que je crains. Que la tyrannie les attaque ouvertement, ils seront invincibles; mais le courage est inutile contre l'intrigue. Vous avez été étonné, avez-vous dit, d'entendre un défenseur du peuple calomnier et avilir le peuple. Certes, je ne m'attendais pas à un pareil reproche. D'abord, apprenez que je ne suis pas le défenseur du peuple; jamais je n'ai prétendu à ce titre fastueux; je suis du peuple, je n'ai jamais été que cela, je ne veux être que cela; je méprise quiconque a la prétention d'être quelque chose de plus (..) »
« L'amour de la justice, de l'humanité, de la liberté, est une passion comme une autre; quand elle est dominante, on lui sacrifie tout; quand on a ouvert son âme à des passions d'une autre espèce, comme à la soif de l'or ou des honneurs, on leur immole tout, et la gloire, et la justice, et l'humanité, et le peuple, et la patrie. Voila le secret du cœur humain; voila toute la différence qui existe entre le crime et la probité, entre les tyrans et les bienfaiteurs de leur pays. »
« Que dois-je donc répondre au reproche d'avoir avili et calomnié le peuple ! Non, on avilit point ce qu'on aime, on ne se calomnie pas soi-même. J'ai avili le peuple ! Il est vrai que je ne sais point le flatter pour le perdre, que j'ignore l'art de le conduire au précipice par des routes semées de fleurs; mais, en revanche, c'est moi qui sus déplaire à tous ceux qui ne sont pas peuple, en défendant presque seul les droits des citoyens les plus pauvres et les plus malheureux contre la majorité des législateurs; c'est moi qui opposai constamment la Déclaration des Droits à toutes ces distinctions calculées sur la quotité des impositions, qui laissaient une distance entre des citoyens et des citoyens; c'est moi qui défendis non seulement les droits du peuple, mais son caractère et ses vertus; qui soutins contre l'orgueil et les préjugés que les vices ennemis de l'humanité et de l'ordre social allaient toujours en décroissant, avec les besoins factices et l'égoïsme, depuis le trône jusqu'à la chaumière; c'est moi qui consentis à paraître exagéré, opiniâtre, orgueilleux même pour être juste.. » (18)
Robespierre, dans sa campagne contre la guerre, est soutenu, pendant quelque temps, par Danton*, Camille Desmoulins* et quelques journaux, notamment « Les Révolutions de Paris » dans lequel on pourra lire le 17 décembre :
« Que le roi, que les ministres et la Cour veuillent la guerre, que les aristocrates veuillent la guerre; que les fanatiques veuillent la guerre, cela n'est point étonnant; la guerre ne peut servir que leurs projets homicides; mais que nombre de patriotes veuillent aussi la guerre; que l'opinion des patriotes puisse être partagée sur la guerre, c'est ce que l'on ne comprend pas et pourtant c'est une vérité dont nous sommes les témoins.. » (19)
Mais l’Incorruptible bientôt sera lâché aussi par tous ceux dont il attendait le soutien.
(1) cité par Gérard WALTER "Robespierre" op. cit. page 223
(2) DUBOIS CRANCE (Edmond Louis Alexis) : Né à Charleville le 24 Octobre 1746. Ancien mousquetaire du Roi, il est élu aux Etats Généraux par le Tiers Etat de Vitry-le-François.
Il joue un rôle important au Comité militaire et au Comité des finances. Elu par les Ardennes à la Convention, il votera la mort du roi mais on lui reprochera sa modération lors de ses missions en Savoie et surtout à Lyon.
Très suspect à partir de Janvier 1794, il est éliminé des Jacobins le 11 Juillet et le 9 Thermidor, Couthon* demande son arrestation. Il échappera de peu à la guillotine et sera élu aux Cinq-Cents par la Mayenne. Il remplacera Bernadotte au ministère de la guerre en Septembre 1799 et mourra le 29 Juin 1814.
(3) cité par Gérard WALTER "Robespierre" op. cit. page 228
(4) Le roi rejettera le décret le 19 Décembre 1791 cédant à la demande du Département de Paris. Georges LEFEBVRE "La Révolution française" PUF, 1968, page 239
(5)TALLEYRAND (Charles Maurice de Talleyrand-Périgord) : Né dans une très grande famille le 2 Février 1754 il choisit, sans doute à cause de son infirmité (il avait un pied bot), l'état ecclésiastique. Agent Général du Clergé en 1780, il devient évêque d'Autun en 1788 et est élu aux Etats Généraux. Il approuve le principe de la Constitution Civile du Clergé et c'est même lui qui célèbre la messe lors de la Fête de la Fédération du 14 Juillet 1790. Alors qu'il s'est démis de son évêché, il accepte une mission à Londres en Janvier 1792 et est contraint de rentrer après la journée du 10 Août. Il se rapproche alors de Danton qui lui confie une nouvelle mission en Angleterre. Le 5 Décembre 1792, est lue à la Convention une lettre dans laquelle Talleyrand offre ses services à Louis XVI*. Il est aussitôt décrété d'accusation et devra émigrer en Amérique jusqu'en 1796.
(6) cité par Gérard WALTER "Robespierre" op. cit. page ?
(7) Journal des débats de la Société des Amis de la Constitution n°109
Cité par Ernest HAMEL "Histoire de Robespierre", Paris, 1866, Vol 2, pages 31-32
(8) NARBONNE-LARA (Louis Marie Jacques, Comte de) : Né le 23 Août 1755 à Parme. Narbonne est maître de camp à la veille de la Révolution. grand ami de Madame de Staël, il s'attirera les bonnes grâces de Louis XVI* en organisant la fuite vers Rome des tantes du roi en 1790. Ministre de la guerre du 6 Décembre 1791 au 10 Mars 1792. Après le 10 Août 1792, il émigre en Angleterre avec Mme de Staël. Il reprendra du service en 1809 comme ministre plénipotentiaire. Comte d'Empire, il mourra le 17 Novembre 1813.
(9) Madame de STAEL (Anne Louise Germaine NECKER, Baronne de STAEL-HOLSTEIN) : Fille du banquier Necker, elle épouse le Baron de Staël ambassadeur de Suède en France. Voulant jouer un rôle politique elle salue la Révolution avec enthousiasme mais fuit Paris en Septembre 1792 affolée par les violences.
Elle revient dans la capitale après la chute de Robespierre, ouvre un salon, publie des ouvrages jusqu'à ce que Bonaparte l'exile en 1803. Elle mourra en 1817.
(10) cité par Ernest HAMEL "Histoire de Robespierre" op. cit. Vol 2, page 39
(11) idem page 43
(12) idem page 44
(13) idem pages 49 à 54
(14) idem page 58
(15) idem pages 59-60
(16) idem page 61
(17) cité par Jean-Claude FRERE "La Victoire ou la Mort" op. cit. pages 294-295
(18) cité par Ernest HAMEL "Histoire de Robespierre" op. cit. , Vol 2, pages 63-64
(19) cité par Michel WINOCK "L'Echec au Roi" op. cit. page 150
A SUIVRE :
LES ACTEURS DE LA REVOLUTION : ROBESPIERRE (26/50)
DEFIANCE VIS A VIS DE L'ARMEE ET PREMIERS REVERS MILITAIRES : JANVIER - AVRIL 1792