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Adrien-Pierre-Joseph-Marie BARNAVE
LES DEBUTS DU TRIBUN : JANVIER 1790
S'il est une chose qui parait réellement insupportable à Robespierre, c'est bien l'injustice. Il ne peut s'empêcher de la dénoncer, parfois même avec violence. Ainsi, lorsqu'on apprend qu'à Toulon, le 16 Janvier, l'Amiral d'Albert de Rioms a refusé d'enrôler des ouvriers dans la Garde nationale, Robespierre prend la parole pour condamner sévèrement cette attitude :
« Lorsque nous sommes convaincus que M. d'Albert de Rioms a manifesté des principes contraires à ceux de la révolution actuelle, et s'est permis des procédés contraires aux droits de la liberté publique, et lorsque la conduite des habitants de Toulon nous offre le caractère d'une résistance légitime contre l'oppression, rien n'est aussi injuste et aussi impolitique à la fois, que de donner ou des éloges ou une sentence d'absolution précise à M. d'Albert et aux autres officiers, ou le moindre signe d'improbation à la conduite des habitants de Toulon.. » (1)
S'il ne peut supporter l'injustice, Robespierre ne peut se résoudre, en particulier, à admettre que la majorité de la population, les plus faibles parce que les plus pauvres, soit éliminée de la vie politique par ce décret du « Marc d'Argent » sous le seul prétexte qu’ils ne disposent pas de revenus jugés suffisants. En vain, il a argumenté, contre les propositions de Sieyès*, adoptées finalement par l'Assemblée Constituante le 22 Décembre 1789. Il revient sur ce sujet, dans un discours remarqué, le 25 Janvier de l'année suivante. Il avance un argument nouveau : la disparité des conditions d'imposition selon les provinces, et tente, une nouvelle fois, de mettre à bas le projet :
« Nous venons soumettre à votre délibération un objet infiniment plus intéressant pour plusieurs provinces du royaume… Il tient à la liberté générale… Il est d’une telle nature, que vous nous accuseriez d’une malversation odieuse, si nous ne soutenions pas avec force la cause qui nous est en ce moment confiée. Parmi les décrets qui fixent la quotité d’impositions nécessaires pour exercer les droits de citoyen actif, et pour être électeur et éligible, il en est qui ont donné lieu à une demande d’explication… »
« Des contributions directes, personnelles et réelles, sont établies dans une grande partie du royaume. Dans l’Artois et dans les provinces qui l’avoisinent, on paie peu de contributions directes; la corvée n’y existe pas; la taille et la capitation y sont converties en impositions indirectes. Il en est de même des contributions par les propriétaires de fonds: les centièmes établis depuis deux siècles étaient bien loin de produire une imposition proportionnée à la valeur des fonds: ils ont été abolis par les soins des Etats d’Artois. Ainsi, cette province ne contiendrait qu’un très petit nombre de citoyens actifs; ainsi, une partie considérable des habitants de la France seraient frappés de l’exhérédation politique… »
« Si vous considérez maintenant que presque la totalité du territoire des provinces de belgique est possédée par des ecclésiastiques, par des nobles et par quelques bourgeois aisés, que dans une communauté de 1,000 âmes, il y a à peine quatre citoyens actifs… »
(M. de Montlausier interrompt et demande la preuve de ces assertions.)
« J’ai l’honneur d’observer que la cause que je défends touche de si près aux intérêts du peuple, que j’ai droit à toute votre attention. »
« Dans l’état actuel, l’égalité politique est détruite… Prononcez sur cette importante réclamation. Nous la soumettons à votre justice, à la raison qui vous a dicté la déclaration des droits de l’homme. Jetez vos yeux sur cette classe intéressante, qu’on désigne avec mépris par le nom sacré de peuple Voulez-vous qu’un citoyen soit parmi nous un être rare, par cela seul que les propriétés appartiennent à des moines, à des bénéficiers, et que les contributions directes ne sont pas en usage dans nos provinces? Voulez-vous que nous portions à ceux qui nous ont confié leurs droits, des droits moindres que ceux dont ils jouissaient ? Que répondre quand ils nous diront : vous parlez de liberté et de constitution, il n’en existe plus pour nous. La liberté consiste, dites-vous, dans la volonté générale, et notre voix ne sera pas comptée dans le recensement général des voix de la nation. La liberté consiste dans la nomination libre des magistrats auxquels on doit obéir, et nous ne choisissons plus nos magistrats ».
« Autrefois, nous les nommions, nous pouvions parvenir aux fonctions publiques; nous ne le pourrons plus, tant que les anciennes contributions subsisteront… »
« Dans la France esclave, nous étions distingués par quelques restes de liberté; dans la France devenue libre, nous serons distingués par l’esclavage »
« Si nous pouvons vous proposer un parti qui, loin de compromettre vos décrets et vos principes, les cimente et les consacre; s’il n’y a d’autre effet que de fortifier vos décrets, et de vous assurer de plus en plus la confiance et l’amour de la nation, quelle objection pourrez-vous faire? » (2)
Et Robespierre, pour enfoncer un peu plus le clou, propose le décret suivant :
« L’assemblée nationale considérant que les contributions maintenant établies dans diverses parties du royaume, ne sont ni assez uniformes, ni assez sagement combinées pour permettre une application juste et universelle des décrets relatifs aux conditions d éligibilité, voulant maintenir l’égalité politique entre toutes les parties du royaume, déclare l’exécution des dispositions concernant la nature et la quotité des contributions nécessaires pour être citoyen actif, électeur et éligible, différée jusqu’à l’époque où un nouveau mode d’imposition sera établi; que jusqu’à cette époque, tous les Français, c’est-à-dire, tous les citoyens domiciliés, nés Français ou naturalisés Français, seront admissibles à tous les emplois publics, sans autre distinction que celle des vertus et des talents; sans qu’il soit dérogé toutefois aux motifs d’incompatibilité décrétés par l’assemblée nationale. » (3)
Adrien DUPORT Député de Paris
La proposition est habile. Le député d'Arras remet en cause, en bloc, toute la série de décrets que l'Assemblée vient d'adopter relatifs à la loi électorale. Il déclenche ainsi, avec son projet, un beau chahut sur les bancs de l'Assemblée et doit faire face à une contre-offensive particulièrement acharnée. Après une discussion houleuse, son projet de décret est finalement renvoyé au Comité de Constitution d'où il ne ressortira jamais !
Charles de Lameth, son collègue député de la noblesse d'Arras, salue le courage et le zèle de Robespierre en reconnaissant qu'il défend avec talent « les intérêts des classes les moins heureuses de la société ». Cela ne l'empêche pas, néanmoins, de s'opposer, lui aussi, au décret qui vient d'être proposé.
Cette intervention virulente vaut, en tous cas, à Robespierre quelques ennemis supplémentaires dans les rangs des députés "conservateurs". Plus grave encore est la campagne menée contre lui à Arras par M. de Beaumetz (4), député de la noblesse d'Artois, pour le discréditer auprès de ses électeurs. Rassemblant tous ses amis sur place, qui ne sont autres que les ennemis de Robespierre, Beaumetz présente le député d'Arras comme un traître, un menteur et même un ignorant. La calomnie va bon train : on prétend, en déformant les propos qu'il a tenu sur la question du "Marc d'Argent", que Robespierre a affirmé que les artésiens ne payaient pas assez d'impôts ! Augustin adresse à son frère une lettre alarmante dans laquelle il le conjure de rétablir la vérité. Mais Maximilien saura résister aux pressions que l'on exerce sur lui; il ne désarmera pas pour autant : soit à l'Assemblée, soit au Club des Jacobins, il continuera à s'opposer à cette loi qui prive le peuple du pouvoir que lui a donné la Déclaration des Droits.
Dans ces premiers mois de 1790, ses interventions lui valent la sympathie de quelques nobles et bourgeois libéraux tels Duport (5), Barnave ou les frères Lameth. Eux aussi ont défendu des positions "avancées", eux aussi s'inquiètent du retour en force des plus conservateurs et surtout de l'autorité qu'est en train de prendre La Fayette*.
La liberté, que la très grande majorité des députés pense avoir acquis depuis la prise de la Bastille, n'a pas pour chacun d'eux la même signification. Beaucoup y voient la liberté de leur classe : la classe moyenne possédante. Sans oser le dire, ils y voient surtout l'opportunité d'affirmer leur égalité avec la Noblesse. Ils réagissent, bien sûr différemment, lorsque le Tiers Etat "patriote" met en question l'égalité entre la classe moyenne et les classes dites "inférieures".
Robespierre expose ces contradictions à l'Assemblée dans un discours ou perce un sentiment d'amertume :
« Depuis le boutiquier aisé jusqu'au superbe patricien, depuis l'avocat jusqu'à l'ancien duc et pair, presque tous semblent vouloir conserver le privilège de mépriser l'humanité sous le nom de peuple. Ils aiment mieux avoir des Maîtres que de voir multiplier leurs égaux; servir pour opprimer en sous ordre leur parait une plus belle destinée que la liberté partagée avec leurs concitoyens; ils s'imaginent que de toute éternité Dieu a courbé le dos des uns pour porter les fardeaux et formé les épaules des autres pour recevoir les épaulettes d'or.. » (6)
(1) cité par André STIL "Quand Robespierre et Danton.." op. cit. page 91
(2) idem page 93
(3) cité par Gérard WALTER "Robespierre" op. cit. page 92
(4) BEAUMETZ (Bon-Albert Briois de) : Né à Arras le 23 Décembre 1759. Elu aux Etats Généraux par la noblesse d'Artois, il sera dans les premiers à accepter la réunion des trois Ordres et siège au Centre gauche. Membre du Directoire du Département de Paris à la dissolution de la Constituante, il tentera de freiner les violences.
Il émigrera après le 10 Août 1792. On le retrouvera en Inde, puis on perdra sa trace. Sa dernière lettre datée de 1801 viendra de Calcutta.
(5) DUPORT (Adrien) : Né à Paris le 24 Février 1759. Fils d'un parlementaire parisien, il est élu par la noblesse de la capitale aux Etats Généraux. Avec Barnave* et Alexandre de Lameth il constitue un "triumvirat" qui ambitionne le pouvoir. Fondateur du Club des Feuillants. Après avoir tenté de réduire les pouvoirs royaux, il s'appliquera après Varennes, à soutenir Louis XVI* et à lui faire nommer des Ministres Feuillants.
Hostile à la guerre de 1792, il suggère à Louis XVI* un coup d'état militaire dirigé par La Fayette* mais cette idée n'aura pas de suite.
Il fuira après le 10 Août 1792 et bénéficiera de la clémence de Danton* pour parvenir à quitter la France. Il mourra dans l'oubli le 6 Juillet 1798.
(6) cité par R. KORNGOLD "Robespierre" op. cit. page 89
A SUIVRE :
LES ACTEURS DE LA REVOLUTION : ROBESPIERRE (11/50)
POUR QUELQUES CHATEAUX BRULES : FEVRIER 1790