PACTE AVEC MONTMORIN : NOVEMBRE - DECEMBRE 1790
Mirabeau, quoique très éprouvé par les derniers événements, n’a toujours pas renoncé; ce n’est pas son style. Ses notes à la cour sont toujours d’une extrême régularité et, chose remarquable, qui n’était pas arrivée depuis fort longtemps, il reçoit même un message d’encouragement de la reine, par l’intermédiaire de La Marck : « La reine a été extrêmement contente de votre dernière note; elle a inspiré une confiance nouvelle. » (1)
Ce compliment, Mirabeau le doit à sa quarantième note dans laquelle il a alerté le pouvoir royal sur une manœuvre en cours : le retour en France de Madame de La Motte qui, dit-on, viendrait demander à l’Assemblée une révision de son procès !.. (2) Quel scandale si cette nouvelle se vérifiait ! Et, en effet, Mirabeau a de très bonnes raisons de croire que les informations qu’il a obtenues sont vraies; et puis, il ne pouvait pas manquer l’occasion d’accabler un peu plus son grand rival, La Fayette*. La reine, en tous cas, a été touchée par le ton du message qui, il est vrai, a considérablement changé :
« Il est impossible de s’exagérer le dévouement audacieux que produit en moi la découverte de tant d’iniquités et de perfidies, et si j’indique d’autres provocateurs, c’est que le bruit vague de mes liaisons plaiderait irrésistiblement contre moi, parlant le premier; mais on me ferait tout à la fois la plus cruelle injure à moi, et le plus pitoyable mécompte dans cette affaire, si l’on doutait que je périrai sur la brèche dans une telle affaire et dans tout ce qui touche l’auguste et l’intéressante victime que convoitent tans de scélérats. » (3)
Il est évident que, si l’on se souvient du « royal bétail », Marie-Antoinette* a tout lieu d’être satisfaite du changement intervenu dans le ton de son conseiller !.. Ce n’est pas pour cela d’ailleurs que les souverains suivent davantage les directives de Mirabeau.
Un Mirabeau qui continue à jouer la carte du succès populaire. Depuis ses dernières interventions à l’Assemblée, qui ont fait grand bruit, cela ne lui réussit pas mal du tout. Les Jacobins le portent à la Présidence du Club le 30 Novembre : c’est un signe !..
Ils ne savent sans doute pas, ces Jacobins, que depuis quelques jours, leur nouveau président a des conversations, dans le plus grand secret, avec les émissaires d’un ministre du roi. Il a en effet été approché par un envoyé de Montmorin, le ministre des Affaires Etrangères, le seul qui soit resté en place à la suite des changements de ces dernières semaines. On se souvient que Mirabeau et Montmorin n’ont jamais eu, dans le passé, des rapports particulièrement cordiaux. Mirabeau considère toujours le ministre comme son ennemi personnel, mais il a beaucoup réfléchi à la proposition qui lui a été faite; il en a même parlé à La Marck pour recueillir son avis. Celui-ci, qui flairait un piège, en aurait parlé à Marie-Antoinette* qui aurait donné son feu vert ? Il est en effet question d’une rencontre, à la demande de Montmorin, afin de « nouer une coalition avec Mirabeau ». Le ministre a pris soin de faire préciser, le détail a son importance, que ce projet était un secret pour La Fayette*. C’est très certainement cet élément qui va achever de convaincre Mirabeau d’accepter l’invitation. Le soir du 5 Décembre, à la sortie du club, le Président des Jacobins se rend discrètement à son rendez-vous.
Sur les propos qu’échangent des deux hommes, cette nuit-là, nous n’avons qu’un seul témoignage : la note à la cour, datée du 6 Décembre, dans laquelle Mirabeau dresse un compte rendu très précis de cette entrevue.
« Plus je mets d’importance à une coalition capable de me fournir les moyens d’être utile d’une manière systématique, plus je dois être attentif à examiner si cette coalition a la bonne foi pour base, si son objet est utile, ses ressources suffisantes, ses acteurs sincères; et, comme dans un plan, quel qu’il soit, je ne veux d’autre centre de correspondance que la reine, je m’empresse de lui rendre compte d’une assez longue conversation que j’eus hier au soir avec M. de Montmorin (...)
« Je vous appelle, m’a-t-il dit, pour un pacte de confiance; je dois donc avant tout la mériter; je dois donc écarter tous les soupçons qui pourraient vous faire tenir sur la défensive. La première explication que je vous dois, c’est que La Fayette* n’est pour rien dans tout ceci; (4) mais je ne veux pas me borner à vous le dire, je veux le prouver, et je n’ai besoin, pour cela, que de vous faire connaître la véritable position de La Fayette*. Vous devez être irréconciliable avec lui. Il vous a trompé; mais qui n’a-t-il pas trompé de même, soit volontairement, soit sans le savoir, sans le vouloir ? Vous croyez cet homme ambitieux ? Il n’a d’autre ambition que d’être loué; désireux du pouvoir ? Il en recherche l’apparence plutôt que la réalité; fidèle à l’amitié ? Il n’aime que lui-même et que pour lui-même. Comment avec un tel caractère ne vous aurait-il pas trompé ?
« Voulez-vous maintenant connaître son influence ? Il en a sur la cour, mais par la peur (5); sur le gouvernement, sur le ministère, sur le conseil, aucune. Il n’en a jamais eu de ce genre; car tout ce qu’il savait, il le savait par moi. Lorsqu’il obtenait quelque succès, c’est que je l’aidais, et je n’avais qu’à le laisser faire pour qu’il échouât. Il aura encore moins d’influence à l’avenir, parce que je suis fatigué de la part qu’il veut prendre aux affaires (..) Ce prétendu rôle de premier ministre hors du ministère et de premier ministre sans fonctions, tue l’autorité royale, et c’est l’autorité royale qu’il s’agit par-dessus tout de rétablir. »
Mirabeau, qui a laissé parler son interlocuteur, comprend maintenant très clairement l’objet de la rencontre. Montmorin a poussé La Fayette* en avant, pendant des mois et, maintenant que celui-ci prétend à un poste pour lequel il n’a aucune compétence, Montmorin le lâche. Pour préserver la monarchie.. Car le ministre est, sur ce point, parfaitement en phase avec Mirabeau : hors du régime monarchique, il n’y a point de salut pour la France !.. Alors que Montmorin poursuit ses explications, Mirabeau remarque qu’il parait tout à fait sincère.
« Quel sera donc le pouvoir de La Fayette* lorsque nous l’aurons ainsi mis à l’écart ? Sa fortune est dissipée; il ne pourra disposer d’aucune somme d’argent, et si, à cet égard, je lui retirais tout à fait ma main, il n’aurait bientôt plus d’aide de camp. Son influence sur l’Assemblée sera tout aussi nulle; il l’a complètement ruinée à force de donner des gages contre lui (..) Je ne veux pas lui nuire non plus. Que veux-je donc ? Qu’il ne soit autre chose que commandant de la garde nationale.. et qu’il soit entièrement exclu du gouvernement et même des Tuileries.
« Je vous dois une seconde explication, a continué le ministre. Vous me demanderez sans doute pourquoi, ayant eu autrefois avec vous des relations les plus intimes, et vous reconnaissant pour le premier talent de l’Assemblée, j’ai tardé si longtemps à me rapprocher de vous ? La voici; jugez vous-même si je suis sincère.
« D’abord, je me trouvais puissamment lié avec M. Necker, et M. Necker était entièrement exclusif de vous. Ce premier obstacle m’avait toujours paru insurmontable.
« Ensuite, les personnes qui entourent la reine m’ont toujours nui dans son esprit. Je n’ai jamais eu sa confiance (..) A quoi donc, sans la confiance de la cour, notre rapprochement aurait-il servi ?
« Enfin, vous-même vous liâtes à M. de La Fayette*; ce n’était pas non plus ce moment que je pouvais choisir pour une coalition.
« Tout est changé maintenant. Pour la première fois j’ai une position qui me parait indépendante et propre à servir la chose publique et le roi (..) (6)
« L’Assemblée se tue et nous tue, et cependant, quelque important qu’il fût de la renvoyer, on ne peut tourner court. Des précautions sont indispensables, un mouvement trop précipité ne produirait qu’un excès de rage de plus (..)
« Ce n’est pas qu’il n’y ait dans cette Assemblée quelques hommes d’une certaine force, mais ils sont tarés. Vous seul avez su vous dépopulariser par courage et vous repopulariser par prudence; vous seul n’avez point varié dans les grandes questions monarchiques; vous avez d’ailleurs des liaisons à la cour. Je vous en parle en premier; je ne veux en connaître ni les intermédiaires, ni les issues, quand même ce secret ne serait pas celui d’autrui (7). Mais ces liaisons peuvent être utiles à la chose publique, et ceci demande quelques détails (..)
« Quel est mon but dans ce moment ci ? Je veux servir, et ne le puis uniquement que par la reine; je sens qu’elle est la partie la plus forte du gouvernement; c’est par elle seule que je voudrais agir sur le roi.. C’est donc sa confiance, et sa confiance abandonnée que je dois rechercher avant toutes choses (..)
« Après ces détails, les divers points de ma coalition avec vous sont faciles à établir :
« Je vous demande de m’aider :
« 1° A tracer un plan qui puisse faire finir l’Assemblée sans secousse.
« 2° A changer l’opinion des départements, à veiller sur les élections et à repopulariser la reine.
« 3° A me faire obtenir sa confiance.
« Ou plutôt, je ne demande rien. Eclairez-moi, secondez-moi. Je n’ai jamais rêvé sur la Constitution des empires, ce n’est point là mon métier. Je le ferai mal; il me faut des gens habiles, et je ne compte que sur vous.. »
« Voilà à peu près ce que m’a dit de plus important M. de Montmorin (..)
« Je n’ai répondu que peu de mots, mais j’étais trop persuadé que M. de Montmorin était sincère pour ne pas l’être moi-même. Je lui ai dit en lui prenant les mains : « Ce n’est pas le ministre du roi, forcé quelquefois de jongler que je viens d’entendre, c’est M. de Montmorin, c’est un homme d’honneur qui m’a parlé, et qui ne veut pas me tromper. Je vous servirai, je vous seconderai de tout mon pouvoir (..)
« Votre conduite avec la reine, ai-je continué, recherche sa confiance, et doutez-en moins si vous voulez l’obtenir.. Prenez garde, dis-je, qu’à force de lui rappeler vos services, vous n’ayez blessé sa fierté, qui, par l’humiliation même qu’elle éprouve, doit être plus sensible que jamais. »
« Après avoir rêvé à fond sur cette conversation, j’avoue que je ne puis avoir aucune raison de douter que M. de Montmorin ne veuille servir la reine. Il me semble donc qu’on devrait lui montrer plus de confiance (..) De mon côté (..) je ne communiquerai rien par écrit à M. de Montmorin que la reine ne l’ait vu.. » (8)
On l’aura bien compris, Mirabeau est totalement conquis par Montmorin. Il ressort de cette entrevue avec deux certitudes : il est le seul homme capable de dresser un plan sérieux susceptible de sauver la monarchie; il est débarrassé de La Fayette* et sûrement peut-il espérer maintenant prétendre au poste de premier ministre qu’il convoite depuis si longtemps.
Il se jette à corps perdu dans la rédaction d’un traité dont la première partie sera adressée à la cour sous le titre : « Aperçu de la situation de la France et des moyens de concilier la liberté publique avec l’autorité royale ».
(1) Cité par duc de CASTRIES « Mirabeau » op. cit. Page 478
(2) On se souvient que Madame de La Motte avait été une des principales instigatrices de « l’Affaire du Collier » dans laquelle Marie-Antoinette* avait été largement compromise. (Voir Marie-Antoinette*)
(3) Note à la cour du 11 Novembre 1790.
Cité par Guy CHAUSSINAND-NOGARET « Mirabeau entre le Roi et la Révolution » op. cit. Pages 149 à 154.
(4) Les réticences de Mirabeau au sujet de cette rencontre avec Montmorin étaient en particulier dues au fait que Mercy-Argenteau, donc Marie-Antoinette*, donc La Marck étaient convaincus que Montmorin était inféodé à La Fayette*.
(5) On a dit, mais sans apporter aucune preuve, que La Fayette* aurait menacé Marie-Antoinette* d’un procès en divorce pour « adultère » à la suite des visites répétées d’Axel de Fersen à Saint-Cloud dans le courant de l’été 1790.
(6) Effectivement, depuis le renouvellement du ministère, Montmorin fait office de Premier Ministre du fait de son ancienneté. Il bénéficie par ailleurs d’une certaine confiance populaire et jamais personne ne l’a soupçonné ni d’incapacité, ni d’incompétence comme la plupart de ses autres collègues.
(7) Mirabeau en arrivera à se demander si Montmorin n’avait pas lu ses notes ?
(8) Note à la cour datée du 6 Décembre 1790
Cité par Guy CHAUSSINAND-NOGARET « Mirabeau entre le Roi et la Révolution » op. cit. Pages 167 à 173.
ILLUSTRATION : Armand Marc, Comte de Montmorin Saint Hérem. Principal Ministre d'Etat (1790-1791)
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LES ACTEURS DE LA REVOLUTION : MIRABEAU (57)
LE PLAN : DECEMBRE 1790