FURIEUX MAIS FIDELE : OCTOBRE - NOVEMBRE 1790
L’abattement de Mirabeau ne dure jamais bien longtemps. Cette fois, l’actualité parlementaire aidant, il ne va en fait durer que quelques heures. Le lendemain même du vote sur le renvoi des ministres, Menou propose à l’Assemblée, au nom des comités, de substituer au pavillon blanc de la flotte nationale le pavillon tricolore. La question semble banale mais, pour la droite de l’Assemblée, qui a déjà bataillé ferme lors du débat sur le renvoi des ministres, il s’agit d’une question de fond. Elle décide de combattre violemment le projet et, du coup, un débat pour le moins agité s’instaure. Le ton monte; les députés s’apostrophent de leur place; l’orateur, à la tribune, a de plus en plus de mal à se faire entendre. Soudain, un député de la noblesse s’exclame de sa place :
« ... laissez à des enfants ce nouveau hochet des trois couleurs ! »
Alors, Mirabeau, furieux, se dresse, se lance à la tribune et, malgré le brouhaha, lance de sa voix de tonnerre :
« Aux premiers mots proférés dans cet étrange débat, j’ai ressenti, je l’avoue, comme la plus grande partie de cette Assemblée, les bouillons de la furie du patriotisme jusqu’au plus violent emportement.. » (1)
Murmures, rires et chahut du côté de la droite.
« Messieurs, donnez-moi quelques moments d’attention; je vous jure qu’avant que j’ai cessé de parler vous ne serez plus tentés de rire (..)
« Tout le monde sait quelles crises terribles ont occasionnées de coupables insultes aux couleurs nationales; tout le monde sait quelles ont été en diverses occasions les funestes suites du mépris que quelques individus ont osé lui montrer (2), tout le monde sait avec quelle félicitation mutuelle la nation entière s’est complimentée, quand le monarque a ordonné aux troupes de porter, et a porté lui-même ces couleurs glorieuses (..) tout le monde sait qu’il y a peu de mois, il y a peu de semaines, le téméraire qui eût osé montrer quelque dédain pour cette enseigne du patriotisme eut payé ce crime de sa tête... » (1)
Violents murmures dans la partie droite, vite couverts par des applaudissements.
« Et lorsque vos comités réunis, ne dissimulant pas les nouveaux arrêtés que peut exiger la mesure qu’il vous propose (..), méprisant, il est vrai, la futile objection de la dépense; on a objecté la dépense, comme si la nation, si longtemps victime des profusions du despotisme, pouvait regretter le prix des livrées de la liberté ! (..)
« On ose, en un mot, vous tenir un langage qui, bien analysé, dit précisément : »Nous nous croyons assez forts pour arborer la couleur blanche, c’est à dire la couleur de la contre-révolution... à la place des odieuses couleurs de la liberté ! » (1)
Les députés de droite sont debout et hurlent pour couvrir la voix de l’orateur. Mirabeau se tournant de leur côté :
MIRABEAU : « croyez-moi, ne vous endormez pas dans une si périlleuse sécurité, car le réveil sera prompt et terrible.. »
UNE VOIX (au milieu des murmures et des applaudissements) : « C’est le langage d’un factieux ! »
MIRABEAU : « Calmez-vous, car cette imputation doit être l’objet d’une controverse régulière, nous sommes contraires en faits : vous dites que je tiens le langage d’un factieux....
PLUSIEURS VOIX : « Oui ! Oui ! »
MIRABEAU : « Monsieur le Président, je demande un jugement et je pose le fait; je prétends, moi, qu’il est, je ne dis pas irrespectueux, je ne dis pas inconstitutionnel, je dis profondément criminel, de mettre en question si une couleur, destinée à nos flottes peut être différente de celle que l’Assemblée nationale a consacrée, que la nation, que le roi ont adoptée, peut être une couleur suspecte et proscrite. Je prétends que les véritables factieux, les véritables conspirateurs sont ceux qui parlent des préjugés qu’il faut ménager, en rappelant nos antiques erreurs et les malheurs de notre honteux esclavage. Non, messieurs, non : leur folle présomption sera déçue; leurs sinistres présages, leurs hurlements blasphémateurs seront vains; elles vogueront sur les mers les couleurs nationales (..)
« Je demande que la mesure générale comprise dans le décret soit adoptée (..) et que les matelots à bord des vaisseaux, le matin et le soir et dans toutes les occasions importantes, au lieu du cri accoutumé et trois fois répété de : « Vive le roi ! » disent : « Vive la nation, la loi et le roi ! » (1)
Le décret, auquel on a ajouté l’amendement que vient de proposer Mirabeau, est mis aux voix et adopté. Il s’ensuit un énorme chahut : échanges d’insultes, de menaces. On demande au Président de décréter l’arrestation de M. Guilhermy qui aurait traité Mirabeau de « scélérat et d’assassin ». Après une bonne demi-heure d’échange d’invectives, et après que Mirabeau ait demandé que l’on revienne à l’ordre du jour, il se dirige à nouveau vers la tribune. Plus calmement, cette fois, il confirme ses propos et conclut d’un ton grave :
« ... Aussi, non seulement je ne propose plus, comme je l’avais fait, de passer à l’ordre du jour, mais je demande qu’on juge M. Guilhermy ou moi. S'il est innocent, je suis coupable; prononcez. Je ne puis que répéter que j’ai tenu un langage dont je m’honore, et je livre au mépris de l’histoire et de la nation ceux qui oseraient m’imputer à crime mon discours. » (3)
S’il persiste à s’honorer de son discours, La Marck, lui, s’en étonne et demande même à son ami quelques explications sur sa conduite. En lui précisant bien que, du côté de la cour, on s’inquiète très vivement de la violence verbale du député d’Aix. C’est par écrit, encore, que Mirabeau tente de se justifier :
« Mon cher comte,
« J’ai mérité de vous de n’être jugé par vous que d’après vous-même (..) Hier je n’ai point été un démagogue; j’ai été un grand citoyen, et peut-être un habile orateur. »
« Quoi ! Ces stupides coquins, enivrés d’un succès de pur hasard (4), vous offrent tout platement la contre-révolution, et l’on croit que je ne tonnerai pas ! En vérité, mon ami, je n’ai nulle envie de livrer à personne mon honneur et à la cour ma tête. Si je n’étais que politique, je dirais : « J’ai besoin que ces gens là me craignent. » Si j’étais leur homme, je dirais : « Ces gens là ont besoin de me craindre. » Mais je suis un bon citoyen, qui aime la gloire, l’honneur et la liberté avant tout, et certes, messieurs du rétrograde me trouveront toujours prêt à les foudroyer (..) En un mot, je suis l’homme du rétablissement de l’ordre, et non d’un rétablissement de l’ancien ordre. Vous avez une manière très simple de vous tirer de l’embarras dont vous me parlez, et que je ne comprends pas bien; c’est de montrer mon billet. Vale et me ama. » (5)
On ne change pas sa nature !.. Mirabeau dit ne pas bien comprendre les reproches de La Marck et pourtant, dans les jours qui suivront, il tentera à plusieurs reprises de justifier son attitude auprès de la cour. A raison d’une note tous les deux ou trois jours, il répète, inlassablement, qu’il faut renvoyer les ministres qui, depuis le vote de l’Assemblée, ont perdu dans l’opinion le peu de crédit qui leur restait encore. Mais Louis XVI*, en cette fin d’année, semble avoir sombré dans l’apathie la plus totale. Car, s’il n’écoute pas Mirabeau, il n’écoute pas davantage ses autres conseilleurs. Alors que chaque jour qui passe risque de précipiter sa perte, le roi de France est définitivement incapable de prendre une décision, même pour limoger des ministres dont tout le monde s’accorde pour dire qu’ils sont devenus complètement inutiles !....
Puisque ni le roi, ni l’Assemblée nationale ne veulent prendre leurs responsabilités à l’encontre de ces ministres que l’on accuse maintenant d’être la cause de tous les maux du pays, eh bien ! Le peuple va s’en charger. C’est ainsi que, le 10 Novembre, une délégation des quarante-huit sections de la Commune de Paris, conduite par le Maire, Bailly, se présente à la barre de l’Assemblée. L’orateur de la délégation, un colosse qui s’adresse aux députés d’une voix forte, demande le renvoi immédiat de trois ministres : la Garde des Sceaux, Champion de Cicé; le ministre de la Maison du Roi, Saint-Priest et le ministre de la Guerre, La Tour du Pin. Le porte parole des sections, que l’on voit pour la première fois dans cette enceinte, a dans la silhouette et dans les intonations quelque chose de Mirabeau; il se nomme Jacques Danton*(6) Il est encore totalement inconnu, mais il ne tardera pas à faire parler de lui ..
Dans moins d’un mois la plupart des ministres seront remplacés, le plus souvent par des hommes de deuxième rang, sans grande envergure politique. Mais tous, ou presque, seront des hommes de La Fayette*. Mirabeau n’aura pas été entendu.....
(1) Archives Parlementaires t. XIX pages 745 à 748
in François FURET et Ran HALEVI « Orateurs de la Révolution française » op. cit. Vol I, pages 790 à 797
(2) Allusion au banquet des Gardes du corps en Octobre 1789 au cours duquel la cocarde tricolore aurait été foulée aux pieds, provoquant ainsi les journées d’insurrection des 5 et 6 Octobre.
(3) Archives Parlementaires t. XIX pages 745 à 748
in François FURET et Ran HALEVI « Orateurs de la Révolution française » op. cit. Vol I, page 797
(4) Mirabeau fait ici allusion aux députés de la droite et au vote du 20 Octobre dernier qui a permis aux ministres de garder leur portefeuille.
(5) Lettre de Mirabeau au comte de La Marck datée du 22 Octobre 1790
Cité par Guy CHAUSSINAND-NOGARET « Mirabeau entre le Roi et la Révolution » op. cit. Page 132
(6) Voir Danton*
ILLUSTRATION : Sylvain Bailly
A SUIVRE :
LES ACTEURS DE LA REVOLUTION : MIRABEAU (56)
PACTE AVEC MONTMORIN : NOVEMBRE - DECEMBRE 1790