« J’EMPORTE DANS MON COEUR LE DEUIL DE LA MONARCHIE.. » - AVRIL 1791
Puisque les Jacobins, en le rejetant du Club, l’ont poussé à prendre position encore plus franchement en faveur de la monarchie et bien Mirabeau se dit qu’il devrait augmenter le prix de ses services. Il fait savoir à qui de droit que quelques « rentes viagères sur le Trésor ou en immeubles.. » lui permettraient d’envisager l’avenir plus sereinement. D’autant que, ces derniers temps, il mène très grande vie. Il semble qu’il ait besoin, plus encore qu’à son habitude, de s’étourdir dans les festins, de recevoir chez lui ses amis et surtout des femmes. Sûrement pour oublier que ses coliques néphrétiques le clouent au lit de plus en plus fréquemment. Sans doute aussi pour ne plus penser que la mise en application de son plan n’est toujours pas véritablement lancée et que la confiance de la reine n’est toujours pas au rendez-vous. Il éprouve le curieux pressentiment qu’une complication est intervenue dans la vie politique. Un de ces changements dont il n’aurait pas perçu tout le sens !...Il a eu confirmation, semble-t-il, preuves à l’appui, de la vénalité de Danton* et ce fait l’inquiète au plus haut point, comme le confirme cette lettre du 10 Mars à son ami La Marck :
« Il faut que je vous vois ce matin, mon cher comte. La marche des Talon, Sémonville et compagnie est inconcevable. Le Montmorin m’en a appris, et je lui en ai appris hier, des choses tout à fait extraordinaires, non seulement relativement à la direction des papiers (journaux) qui redoublent de ferveur pour La Fayette* et contre moi, mais relativement à des confidences et à des motions particulières du genre le plus singulier. Et par exemple Beaumetz, Chapelier et d’André ont dîné hier, in secretis, reçu les confidences de Danton*, etc.. Danton* a reçu hier trente mille livres, et j’ai la preuve que c’est Danton* qui a fait faire le dernier numéro de Camille Desmoulins*.. » (1)
Malgré toutes ces bonnes raisons, dont une seule suffirait à démoraliser un homme courageux, Mirabeau durant tout le mois de Mars déploie, à l’Assemblée, une activité fébrile. Après être intervenu en faveur des vieillards économiquement faibles à qui il propose que l’Etat accorde une rente viagère financée par une taxe sur les salaires, il prend parti dans un débat épineux sur les mines. Le sous-sol appartient-il au propriétaire du terrain ou à l’Etat ? C’est un débat qui intéresse au premier chef le comte de La Marck qui est un gros propriétaire terrien et qui fournira à Mirabeau les détails techniques nécessaires à son exposé.
Mais il est un autre débat qui le passionne davantage que celui des mines, c’est le débat sur la régence, qui s’est ouvert à l’Assemblée le 22 Mars, et pour lequel Mirabeau a, cette fois, beaucoup de choses à dire. Il s’agit de déterminer qui exercerait le pouvoir exécutif si le roi venait à mourir ou s’il se trouvait dans l’impossibilité de gouverner. Dans l’esprit de ceux qui ont soulevé cette question, il est évident qu’ils ont la volonté d’écarter de la régence la reine Marie-Antoinette* d’abord, puis le comte d’Artois qu’ils veulent punir pour avoir choisi l’émigration. Ce jour là, Mirabeau intervient pour poser la question qui lui semble fondamentale : « la régence sera-t-elle élective ou héréditaire ? »
« ... M. Barnave parait vouloir que la régence soit héréditaire comme la royauté,.. M. l’abbé Maury veut la régence élective. J’avoue que jusqu’ici, je n’ai encore rien entendu qui me détourne de l’espèce de terreur que j’avais en voyant transporter sans examen à l’hérédité de la régence les motifs qui ont déterminé l’hérédité de la monarchie.
« Je m’explique : pourquoi a-t-on rendu la monarchie héréditaire, malgré les incommensurables inconvénients de l’hérédité ? C’est que l’exigence de tous les lieux et de tous les temps a appris que les inconvénients de l’élection étaient plus grands encore peut-être et plus funestes à la tranquillité publique et à la paix sociale (..) Je voudrais donc que la discussion fût, quant à présent, réduite et fixée à ce point de la question ; « la régence sera-t-elle élective ou héréditaire ? » Et je demande la parole pour demain, afin de soutenir que la régence est élective, qu’elle ne doit pas être héréditaire et que nous n’avons aucune espèce de bonne raison pour prendre un régent des mains du hasard. » (Applaudissements) (2)
Le lendemain, comme annoncé, Mirabeau est de nouveau à la tribune pour traiter de la question qui, selon sa propre expression, a murie dans son esprit. Il va défendre, contre toute attente, la régence.... héréditaire !..
« ... J’ai dit hier, dans cette Assemblée, que mon avis n’était pas formé sur la question qui nous occupe; cependant les feuilles du soir ont répété à l’envi que j’avais prêché la régence élective; mais qu’importent les feuilles du soir, marchons à la question. La régence sera-t-elle héréditaire ou élective, ou plutôt (car un régent ne succède à rien, donc l’expression régence héréditaire est impropre), la régence sera-t-elle fixée d’une manière invariable, ou déterminera-t-on seulement le mode qui doit former la régence lorsqu’on aura besoin d’un régent ? Telle est la véritable question dans laquelle je me suis aperçu, ainsi qu’en maintes occasions, que beaucoup d’hommes prenaient leur horizon pour les bornes du monde, (Rires et murmures) ensuite que l’on avait revêtu cette question d’une importance factice, véritablement puérile et, comme j’espère le prouver dans la suite de ce discours, tout à fait inconstitutionnelle (..)
« Il y a d’abord un grand aspect de la question, que l’on a ni vu ni présenté dans les diverses opinions qui se sont ouvertes ici (..)
« Le droit du plus proche parent n’a lieu qu’à la mort du roi, car alors il s’agit de remplacer le roi; au lieu que, dans le cas de la régence, il ne s’agit pas de remplacer le roi qui existe quoique enfant, mais de remplacer la royauté, et ce cas est très différent de l’autre (..)
« On a examiné, même dans les modes connus, aucun des aspects de la question; et, par exemple, ne pourrait-on pas obliger chaque roi à nommer, même pendant sa vie, aussitôt qu’il aurait un enfant mâle, aussitôt que la reine serait enceinte, le régent ?...
« Enfin, un point de vue plus vaste peut-être, c’est que l’on crie sans cesse contre les inconvénients inévitables des élections (..) je demande si l’on croit avoir épuisé tous les modes ? Je demande si l’on a même noté une différence très remarquable à cet égard, lorsqu’on cite en lieux communs les pays si connus par les troubles si terribles des élections (..) Pense-t-on qu’on puisse comparer les élections de la Pologne, qui est une république de cent mille gentilshommes également électeurs et éligibles, une république de cent mille gentilshommes, dis-je, avec sept ou huit millions d’esclaves, avec une élection qui serait véritablement faite par le peuple, et pour laquelle on aurait trouvé un mode sage ?
« Certainement, Messieurs, il n’y a aucune espèce de comparaison. » (3)
Réservant ses effets pour la fin de son discours, Mirabeau vante les mérites de l’élection, à condition que celle-ci soit réalisée dans des formes nouvelles, plus démocratiques que celles pratiquées actuellement. Il a probablement quelques projets derrière la tête mais il n’est pas encore temps de les évoquer.
« ... Nous sommes tellement incorporés à la monarchie héréditaire, nous devons en être si imbus, que nous ne plions pas aisément à d’autres idées, et que nous intéressons peu à la solution d’un problème dont nous n’avons pas besoin.
« On a dit 1° Que la délégation de la régence au parent le plus proche tenait davantage à nos idées : cela est vrai, elle est plus conforme à nos idées, à nos goûts, à nos habitudes; mais au fond le résultat reste toujours le même.
2° On a dit qu’il serait peut-être dangereux de placer une régence élective à côté d’une royauté héréditaire. Je ne donne pas une grande force à cet argument, parce que je crois que la royauté héréditaire gagnera tous les jours en attachement et en respect, à mesure que les délégués de son autorité seront obligés de se mieux contenir (..) Ainsi, le second argument ne me touche pas (..)
« On a dit que le parent le plus proche du trône sera censé plus propre à remplir les fonctions de la royauté. Hélas, Messieurs, je veux bien le croire, pourvu que vous vous occupiez bien vite d’un bon système d’éducation nationale et que vous y réserviez un léger paragraphe sur l’éducation de l’héritier présomptif de la couronne (..)
« Je me résume; et comme faire un régent n’est après tout que faire un roi, et que, grâce au ciel, la France sera gouvernée de manière à se réjouir beaucoup du bonheur, des bienfaits d’un bon roi, mais à ne pas redouter un roi moins bon; je tiens que pour nous ranger aux idées reçues, aux goûts habituels, aux habitudes favorites de la nation, il faut que la régence soit héréditaire... » (3)
Le projet du comité est alors adopté : « La régence du royaume appartiendra de plein droit, pendant tout le temps de la minorité du roi, à son parent majeur le plus proche suivant l’ordre d’hérédité du trône » (4)
Mirabeau, encore une fois, a obtenu ce qu’il voulait. Passant du coq à l’âne, il se jette, le soir même, dans la préparation de son discours de conclusion sur l’affaire des mines qu’il doit prononcer le 27 Mars. Ce jour là, malgré une extrême lassitude qui l’a pris dans la nuit, il se rend à l’Assemblée, parvient à convaincre ses collègues, et emporte le succès pour lequel il a lutté contre la douleur et réussi à se maintenir debout. Aussitôt son intervention finie, il passe au domicile de La Marck pour lui annoncer la bonne nouvelle; mais la douleur l’assaille tellement qu’il confie à son ami ses craintes de voir la mort approcher.
Le lendemain matin, la souffrance s’est apaisée. Mirabeau va mieux et il feint aussitôt d’oublier ses douleurs de la veille. Il se lève, prend un copieux déjeuner et décide d’assister au spectacle de l’Opéra le soir même. C’est là qu’il est pris d’une douleur fulgurante qui manque de le faire hurler. Aux coliques néphrétiques, dont il a maintenant presque l’habitude, s’ajoute une terrible douleur dans la poitrine qui gêne sa respiration. On le ramène précipitamment chez lui où son médecin, Cabanis, vient aussitôt le visiter. Après avoir fait les examens d’usage, il lui administre tous les remèdes dont il dispose afin de rendre au malade une respiration plus normale et de tenter d’apaiser ses souffrances.
La journée du lendemain sera plus paisible; le malade va mieux, même s’il ne tient toujours pas sur ses jambes. Hélas, l’apaisement n’est que de courte durée : au matin du 30 Mars, le pouls de Mirabeau s’est à nouveau accéléré, la fièvre le brûle, la respiration redevient difficile. Lorsque la nuit vient, des douleurs atroces déchirent sa poitrine; il n’a même plus la force de parler. Cabanis, désespéré, tente tout ce qu’il peut pour atténuer la souffrance de son ami, mais en vain.
La nouvelle de la maladie de Mirabeau s’est répandue dans Paris. Les visiteurs accourent à son chevet; les Jacobins, eux-mêmes, ont envoyé une délégation conduite par Barnave. Le malade a retrouvé sa lucidité et, du coup, il est fort inquiet pour sa vie. Il demande à Cabanis de faire venir d’urgence son ami La Marck, avec qui il a, dit-il, des problèmes très importants à régler. La question de la plus haute importance qui préoccupe Mirabeau à cette heure, inquiète également Montmorin qui, lui aussi, à demandé à La Marck de se rendre chez Mirabeau !...
La Marck accourt au chevet de son ami. Lui aussi est très inquiet de voir ces allées et venues au domicile de Mirabeau. L’appartement de la Chaussée d’Antin reçoit, depuis quelques heures, des visiteurs de tous ordres et en particulier des Jacobins; il y a donc de bonnes raisons d’être méfiant. Dès que les deux hommes sont seuls, Mirabeau confie ses craintes à La Marck :
« J’ai chez moi beaucoup de papiers compromettants pour bien des gens, pour vous, pour d’autres, surtout pour ceux que j’aurais tant voulu arracher aux dangers qui les menacent. Il serait peut-être plus prudent de détruire tous ces papiers, mais je vous avoue que je ne puis m’y résoudre.
« C’est dans ces papiers que la postérité trouvera, j’espère, la meilleure justification de ma conduite dans ces derniers temps; c’est là qu’existe l’honneur de ma mémoire. Ne pourriez-vous emporter ces papiers ? Les mettre à l’abri de nos ennemis ?... Mais promettez-moi qu’un jour ces papiers seront connus et que votre amitié saura venger ma mémoire en les livrant à la publicité.. » (5)
La Marck promet; il tiendra son engagement. Le jour même, il trie les papiers de Mirabeau, emporte les plus importants pour les mettre en lieu sûr, et jette les autres sur les buches qui flambent dans la cheminée.
Les drogues que son médecin administre à Mirabeau ne suffisent plus à calmer ses douleurs. Il a maintenant compris que ses jours étaient comptés. La souffrance ne lui laisse pratiquement plus de répit; la fièvre l’épuise. Il fait pourtant appeler son notaire pour rédiger son testament et reçoit quelques uns des visiteurs qui se pressent à sa porte.
En fin d’après-midi se présente un visiteur de marque : l’évêque d’Autun, Mgr de Talleyrand. On sait que les deux hommes ne s’adressent plus la parole depuis plusieurs années. Cette visite représente l’ultime occasion de se réconcilier. Mirabeau demande un service à son visiteur : lire, après sa mort, le discours qu’il a préparé sur le partage des biens. Talleyrand promet. Il s’acquittera lui aussi de son engagement et repartira, quelques instants plus tard, avec le dossier de Mirabeau sous le bras.
L’entrevue avec Talleyrand semble, en tous cas, avoir donné du tonus au malade. Mirabeau parle beaucoup, Cabanis l’écoute, sans l’interrompre. Il voit les forces de son patient se consumer d’heure en heure, mais quelle importance maintenant ? La Révolution, la France, la monarchie, ses joies et ses regrets, les femmes, la gloire, l’ambition, Mirabeau parle de tout. Il prononce des phrases qui, rapportées par son médecin, bouleversent encore le lecteur :
« J’emporte dans mon cœur le deuil de la monarchie dont les débris vont devenir la proie des factieux.. »
La nuit du 1er au 2 Avril est difficile. Mirabeau souffre terriblement; ses forces l’abandonnent à tel point qu’il parait ne plus réagir du tout. Au lever du jour, La Marck revient au chevet de son ami; ils échangent quelques mots, mais la conversation est devenue pénible. Puis soudain, Mirabeau se tait. Il ne parvient plus à articuler ses mots; ses lèvres sont desséchées. Les douleurs sont tellement lancinantes qu’il ne peut plus réprimer ses gémissements. Cabanis se précipite pour chercher l’opium qu’il avait promis à son ami lorsque serait venue l’heure des souffrances insupportables. Mais il n’a pas le temps de lui administrer le remède qui aurait pu l’apaiser. Mirabeau est pris d’une convulsion, il gémit, ses yeux s’ouvrent tout grands; il rend son dernier soupir.
Nous sommes le 2 Avril 1791. Il est huit heures et demie du matin.....
(1) Lettre au Comte de La Marck du 10 Mars 1791
Citée par André STIL « Quand Robespierre et Danton inventaient la France », Grasset, Paris, 1988, page 121
(2) Archives Parlementaires t. XXIV pages 277 et 278
in François FURET, Ran HALEVI « Orateurs de la Révolution française » op. cit. Vol I, pages 838 à 841
(3) Archives Parlementaires t. XXIV pages 299 à 302
in François FURET, Ran HALEVI « Orateurs de la Révolution française » op. cit. Vol I, pages 841 à 849
(4) Archives Parlementaires t. XXIV page 302
(5) Cité par Duc de CASTRIES « Mirabeau » op. cit. Page 540
ILLUSTRATION : Charles Maurice de Talleyrand Périgord par Pierre-Paul Prud'hom (Château de Valençay)
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LES ACTEURS DE LA REVOLUTION : MIRABEAU (61)
DES OBSEQUES NATIONALES : AVRIL 1791