LA GAUCHE ACCUSE MIRABEAU DE TRAHISON : MAI 1790
Au soir du 21 Mai, des dizaines de camelots distribuent dans la capitale une brochure intitulée « Trahison découverte du comte de Mirabeau ». On s’arrache les quelques feuillets, qui contiennent un pamphlet extrêmement virulent à l’encontre du député d’Aix.
« Tes forfaits sont enfin découverts, habile imposteur. Nous n’avions conçu que des doutes sur ta conduite dans l’Assemblée nationale. Ces doutes se réalisent aujourd’hui. Tu t’es déclaré partisan du veto absolu parce que tu voulais de l’or et des honneurs (..) Tu viens de mettre le comble à tes crimes, à ta perfidie, en faisant l’insidieuse motion d’accorder au pouvoir exécutif le droit de nous égorger, d’envahir nos propriétés, sous le prétexte spécieux et apparent du bien public (..) »
« Le peuple est lent à s’exécuter mais il est terrible quand le jour de sa vengeance est arrivé; il est inexorable, il est cruel, le peuple, à raison de la grandeur des perfidies, à raison des espérances qu’on lui a fait concevoir, à raison des hommages qu’on lui a surpris (..) »
« Ton seul nom rappellera à l’avenir l’idée de tous les crimes réunis. Ton nom sera une injure et ta honteuse existence fera rougir à la fois la nature, ton pays, ton siècle d’avoir enfanté un monstre tel que toi.. » (1)
Mirabeau, à la lecture de ces lignes, entre dans une fureur épouvantable. Nul doute que le « triumvirat » se cache derrière cette littérature qu’il qualifie d’infâme. C’est une traîtrise ! Mirabeau jure de laver cet affront. D’ailleurs, il n’a pas le choix; s’il veut tenir ses engagements et soutenir le trône, il doit absolument sortir vainqueur de cette guerre qui vient de se déclarer avec le clan Barnave.
Le 22 Mai, lorsqu’il se rend à l’Assemblée, il aperçoit une foule impressionnante qui s’est rassemblée sur la terrasse des Feuillants pour huer le député d’Aix : « A la lanterne ! », « Traître ! » Mirabeau traverse cette foule hostile en restant raide et digne; il entre dans la salle du Manège et dit à quelques uns de ses amis : « On m’emportera de l’Assemblée triomphant ou en lambeaux.. »
Duport est à la tribune; il apporte la contradiction à un orateur qui vient de soutenir le projet de décret présenté hier par Mirabeau. Ce dernier attend son heure. Il parait calme et attentif et, lorsque la parole lui est enfin accordée, il se dirige lentement vers la tribune. Volney (1) lui crie : « Mirabeau hier au Capitole, aujourd’hui à la roche Tarpéienne ». Mirabeau commence alors un discours qui sera considéré comme son chef d’oeuvre :
« C’est quelque chose, sans doute, pour rapprocher les oppositions, que d’avouer nettement sur quoi l’on est d’accord et sur quoi l’on diffère. Les discussions amiables valent mieux que les insinuations calomnieuses, les inculpations forcenées, les haines de la rivalité, les machinations de l’intrigue et de la malveillance. On répand depuis huit jours que la section de l ’Assemblée nationale qui veut le concours de la volonté royale dans l’exercice du droit de paix ou de guerre est parricide de la liberté publique; on répand les bruits de perfidie, de corruption; on invoque les vengeances populaires pour soutenir la tyrannie des opinions. On dirait qu’on ne peut, sans crime, avoir deux avis dans une des questions les plus délicates et les plus difficiles de l’organisation sociale. C’est une étrange manie, c’est un déplorable aveuglement que celui qui anime ainsi les uns contre les autres des hommes qu’un même but, un sentiment indestructible devraient, au milieu des débats les plus acharnés, toujours rapprocher, toujours réunir; des hommes qui substituent ainsi l’irascibilité de l’amour propre au culte de la patrie, et se livrent les uns les autres aux préventions populaires. »
« Et moi aussi on voulait, il y a peu de jours, me porter en triomphe; (2) et maintenant on crie dans les rues : La grande trahison du Comte de Mirabeau.. Je n’avais pas besoin de cette leçon pour savoir qu’il est peu de distance du Capitole à la roche Tarpéienne; mais l’homme qui combat pour la raison, pour la patrie, ne se tient pas si aisément pour vaincu. Celui qui a la conscience d’avoir bien mérité de son pays, et surtout de lui être encore utile; celui que ne rassasie pas une vaine célébrité, et qui dédaigne les succès d’un jour pour la véritable gloire; celui qui veut dire la vérité, qui veut faire le bien public, indépendamment des mobiles mouvements de l’opinion populaire, cet homme porte avec lui la récompense de ses services, le charme de ses peines et le prix de ses dangers; il ne doit attendre sa moisson, sa destinée, la seule qui l’intéresse, la destinée de son nom, que du temps, ce juge incorruptible, qui fait justice à tous (..) (3)
Puis Mirabeau se tournant vers Lameth, Duport et Barnave, réfute un à un les arguments exposés hier par le député de Grenoble :
« M. Barnave m’a fait l’honneur de ne répondre qu’à moi; j’aurai pour son talent le même égard; et je vais à mon tour essayer de le réfuter (..)
« Dans votre discours vous attribuez exclusivement l’énonciation de la volonté générale.. à qui ? au pouvoir législatif; dans votre décret, à qui l’attribuez-vous ? au Corps législatif. Sur cela je vous rappelle à l’ordre. Vous avez fait la constitution. Si vous entendez que le Corps législatif est le pouvoir législatif, vous renversez par cela seul toutes les lois que nous avons faites. Si, lorsqu’il s’agit d’exprimer la volonté générale en fait de guerre, le Corps législatif suffit.., par cela seul, le roi n’ayant ni participation, ni influence, ni contrôle, ni rien de ce que nous avons accordé au pouvoir exécutif par notre système social, vous auriez en législation deux principes différents : l’un pour la législation ordinaire, l’autre pour la législation en fait de guerre, c’est à dire pour la crise la plus terrible qui puisse agiter le corps politique .. et c’est vous qui parlez d’homogénéité, d’unité, d’ensemble dans la Constitution (..)
« Ce serait une étrange Constitution que celle qui, ayant confié au roi le pouvoir exécutif suprême, donnerait un moyen de déclarer la guerre sans que le roi en provoquât la délibération par les rapports dont il est chargé; votre Assemblée ne serait plus délibérante, mais agissante; elle gouvernerait.. » (3)
Les objections que présente Mirabeau sont toutes de la même veine !.. Le droit de veto, par exemple, accordé au roi après un vote de l’Assemblée et qu’on lui interdirait maintenant d’exercer en matière de guerre ! Ayant démontré les contradictions et les incohérences du projet de ses adversaires, il passe maintenant à l’estocade :
« Il me semble, messieurs, que le point de la difficulté est enfin complètement connu; et, pour un homme à qui tant d’applaudissements étaient préparés dedans et dehors de cette salle, M. Barnave n’a point du tout abordé la question. Ce serait un triomphe trop facile maintenant que de le poursuivre dans les détails, où, s’il a fait voir du talent de parleur, il n’a jamais montré la connaissance d’un homme d’Etat ni des affaires humaines. Il a déclamé contre ces maux que peuvent faire et qu’ont faits les rois; et il s’est bien gardé de remarquer que, dans notre Constitution, le monarque ne peut plus désormais être despote, ni rien faire arbitrairement (..)
« Il a cité Périclès faisant la guerre pour ne pas rendre ses comptes : ne semblerait-il pas, à l’entendre, que Périclès ait été un roi ou un ministre despotique ! Périclès était un homme qui, sachant flatter les passions populaires, et se faire applaudir à propos en sortant de la tribune par ses largesses ou celles de ses amis, a entraîné à la guerre du Péloponnèse ... qui ? l’Assemblée nationale d’Athènes ! (..)
« Il est plus que temps de terminer ces longs débats. Désormais, j’espère que l’on ne dissimulera plus le vrai point de la difficulté. Je veux le concours du pouvoir exécutif à l’expression de la volonté générale en fait de paix et de guerre, comme la Constitution le lui a attribué dans toutes les parties de notre système social .. Mes adversaires ne le veulent pas. Je veux que la surveillance de l’un des délégués du peuple ne l’abandonne pas dans les opérations les plus importantes de la politique; et mes adversaires veulent que l’un des délégués possède exclusivement la faculté du droit de la guerre, comme si, lors même que le pouvoir exécutif serait étranger à la confection de la volonté générale, nous avions à délibérer sur le seul fait de la déclaration de guerre (..) Voilà la ligne qui nous sépare (..)
« Parmi ceux qui soutiennent ma doctrine vous compterez tous les hommes modérés qui ne croient pas que la sagesse soit dans les extrêmes, ni que le courage de démolir ne doive jamais faire face à celui de reconstruire; vous compterez la plupart de ces énergiques citoyens qui, au commencement des états généraux, foulèrent aux pieds tant de préjugés, bravèrent tant de périls (..); vous y verrez ces tribuns du peuple que la nation comptera longtemps encore, malgré les glapissements de l’envieuse médiocrité, au nombre des libérateurs de la patrie; vous y verrez des hommes dont le nom désarme la calomnie, et dont les libellistes les plus effrénés n’ont pas essayé de ternir la réputation, ni d’hommes privés, ni d’hommes publics; des hommes enfin qui, sans tache, sans intérêt et sans crainte, s’honoreront jusqu’au tombeau de leurs amis et de leurs ennemis.. » (3)
Après avoir éliminé un bon nombre de projets, l’Assemblée doit donc choisir entre celui de Mirabeau et celui de Barnave que tant de principes opposent. La Fayette*, courageusement, prend position pour le texte de Mirabeau. A ce point du débat, les triumvirs sentent que la victoire pourrait finalement leur échapper; ils présentent alors un amendement au texte de Mirabeau qui stipule :
« La guerre ne pourra être déclarée que par décret du Corps législatif rendu sur la proposition formelle du roi. »
Mirabeau est parfaitement d’accord avec cette formulation : l’esprit de son texte, mais aussi les principes qu’il a énoncés sont sauvegardés. Pour la forme, il fait mine de combattre l’amendement mais sans y mettre beaucoup de conviction. Le texte est finalement voté à l’unanimité à la satisfaction de tous. Chacun des deux camps estime avoir remporté la victoire; Mirabeau, lui, ne retient qu’une seule chose : la monarchie a remporté un avantage. Cela ne lui était pas arrivé depuis bien des mois !.. D’ailleurs, Robespierre*, lui, ne s’y trompe pas; il qualifie ce décret de « détestable ».
('1) Cité par duc de CASTRIES « Mirabeau » op. cit. Page 437
(2) VOLNEY (Constantin François de Chasseboeuf, comte de) : Né en 1757 il acquiert une certaine célébrité, avant la Révolution, par ses récits de voyages en Egypte et en Syrie. Il est élu par le Tiers Etat d’Anjou aux Etats Généraux.
A la fin de l’année 1793, on le suspecte d’être proche des Girondins et il est incarcéré. Il sera libéré après la chute de Robespierre* puis fait sénateur par Bonaparte et Pair de France par Louis XVIII.
Il mourra dans les honneurs en 1820.
(3) allusion à Barnave la veille
(4) Archives Parlementaires t. XV pages 655 à 659
in François FURET et Ran HALEVI « Orateurs de la Révolution française » op. cit. Vol I, pages 756 à 768
ILLUSTRATION : Adrien Duport
A SUIVRE
LES ACTEURS DE LA REVOLUTION : MIRABEAU (50)
LA FAYETTE, LE RIVAL : MAI - JUILLET 1790