DE L’ARGENT POUR UN FIEF : AOUT - DECEMBRE 1788
Les pensées de Mirabeau ne sont plus absorbées que par une seule chose, en cette fin d'été 1788 : trouver le moyen de participer au grand mouvement politique qui se prépare. Il pense en effet que cette nouvelle Assemblée devrait apporter enfin à la France tout ce qu'il est en mesure de lui donner.... Mais quand il y regarde de plus près, quand il analyse comment les choses se présentent, il découvre une voie hérissée de nombreux obstacles. Et pourtant, il sait qu'il ne doit pas manquer cette opportunité.
D'origine noble, il est probable que c'est dans cet ordre privilégié qu'il a le plus de chance de pouvoir siéger. Mais personne ne connaît encore la loi électorale. Comment les candidats seront-ils admis à se présenter ? Ne va-t-on pas exclure du scrutin les membres de la noblesse qui ne possèdent pas de fief ? C'est une hypothèse vraisemblable qu'il serait stupide de négliger. Mirabeau en conclue qu'il lui faut solutionner cette question de toute urgence : il doit acquérir un fief. Pour ce faire, comme il lui faut de l'argent et qu'il n'a toujours pas un sou d'avance, il ne lui reste guère qu'une seule issue : se tourner vers sa famille. Le Bailli étant le plus abordable, c'est donc lui que Gabriel-Honoré va solliciter en premier. Mais l'oncle reste sourd aux demandes du neveu. Il a trop donné dans le passé, et bien souvent sans obtenir en retour la moindre reconnaissance !.. Mirabeau se rend donc à une cruelle évidence : il ne lui reste plus qu’à tenter de renouer avec l'Ami des Hommes.
Le vieux marquis de Mirabeau, qu'il n'a pas vu depuis près de cinq années, vit maintenant retiré à Argenteuil, après avoir vendu son hôtel parisien et sa propriété du Bignon, pour payer ses dettes. Aborder son père de front, c'est, à coup sûr, aller à un échec qu'il sera difficile par la suite de rattraper. Mirabeau décide donc d'utiliser un intermédiaire. L’Ami des Hommes, il le sait, aime par-dessus tout être flatté dans son orgueil. Gabriel-Honoré se dit, par conséquent, que l’émissaire en question doit en imposer à son père. Il doit trouver un personnage de haut rang; faute de quoi le malheureux risque fort de se faire jeter dehors avant même d'avoir eu le temps de s'expliquer !... Pour mettre la main sur ce personnage peu commun, Mirabeau s'adresse au ministre Montmorin, à qui il raconte une partie de ses problèmes familiaux. Montmorin consent à aider Mirabeau et confie à Mgr de Thémines, évêque de Blois, la délicate mission de réconcilier, au plus vite, le père et le fils. Le prélat va devoir user de beaucoup de diplomatie pour convaincre l'Ami des Hommes d'accepter une rencontre avec son fils. La tâche est difficile mais, à force de patience et après plusieurs discussions, le principe d'une rencontre est enfin accepté...
Mirabeau est conscient que cette entrevue représente sa seule chance. Il s’applique à jouer le grand jeu de la séduction afin de ne pas manquer cette occasion. Son plan repose sur son livre « La Monarchie prussienne » qui est sur le point d'être publié. Il décide de le dédier à son père, en hommage à sa brillante carrière de philosophe politique. Il fait donc ajouter, en tête de l’ouvrage, cette dédicace fort élogieuse :
« Au philosophe patriote qui a joui d’une gloire juste, qui est demeuré l’ami des hommes, parce qu’ils ont reconnu qu’un véritable zèle pour leur bonheur animait ses écrits, qui a fait de l’agriculture l’affaire la plus importante des gouvernements, qui a flétri l’odieux impôt des corvées, qui a demandé les assemblées provinciales, c’est à dire pour chaque province une administration particulière dans laquelle les propriétaires eux-mêmes ou leurs représentants seraient chargés de répartir les impôts, de diriger les travaux publics, d’être les organes de l’autorité envers le peuple, ceux des besoins et des droits du peuple envers l’autorité.. » (1)
L'Ami des Hommes se trouve très honoré par la dédicace qui figure en bonne place dans le livre de son fils. Il lit les quatre volumes d'un trait, les trouve fort convenables et, vers la mi-octobre, le père et le fils se rencontrent. La réconciliation entre les deux hommes se produit bien comme Mirabeau l'avait espéré. Mais le vieillard est effectivement ruiné; il avoue à son fils qu’il n'a aucun secours financier à lui offrir.
Les jours défilent, l'échéance approche. L'espoir que Mirabeau avait mis dans l'Ami des Hommes s’est effondré. Il en veut beaucoup à son père qui, pense-t-il, ne lui a pas dit toute la vérité. Il lui faut absolument trouver de l'argent. Il écrit sa colère à Mauvillon :
« Quoi, mon cher, vous avez cru que la réconciliation de l'Ami des Hommes avec son fils entraînerait des libéralités, un relâchement quelconque de gênes et de privations ! Ah ! Certes, vous vous trompez fort. Il a cru ne pouvoir pas ne pas me voir d'après l'épître dédicatoire de mon ouvrage; il est à la campagne; de temps à autre, il me fait perdre une journée à l'écouter; mais il est à naître qu'il m'ait encore parlé, je ne dis pas de mes affaires personnelles ou autres, je dis des moyens d'entrer aux Etats généraux, moyens qu'il pourrait me donner à profusion... » (2)
En réalité, Mirabeau se trompe, cette fois-ci, sur les intentions de son père. Il n'est pas sûr que le vieil homme ne souhaite pas l'aider davantage aujourd'hui qu'il ne l'a fait hier; mais ce qui est certain, c'est qu'il n'en a plus du tout les moyens.
Toujours est-il que le problème d'argent devient une véritable obsession pour Mirabeau. Sans argent il sait qu'il ne pourra se porter candidat; il sait qu'il rate la chance de sa vie, celle de participer à ces Etats Généraux dans lesquels il se voit déjà le maître.
Il en est un autre qui cherche de l’argent avec la même anxiété, c’est le ministre Loménie de Brienne qui s’est mis dans de telles difficultés financières qu'il n'a rien trouvé de mieux que de rappeler son pire ennemi : Necker. En quelques semaines, l'habile genevois prend sa revanche et devient, par la grâce de Louis XVI*, l'homme providentiel aux pouvoirs presque illimités. Cela ne fait pas du tout les affaires de Mirabeau qui reconnaît qu’il est totalement exclu d'attendre quoi que ce soit de Necker. Les différents qui ont opposé les deux hommes ont été beaucoup trop sérieux.
Et pourtant, le temps presse; Mirabeau ne peut plus attendre, alors il se lance. Il a trouvé un petit fief en Dauphiné et se porte acquéreur pour la somme de quatre mille huit cents livres. Il n'a toujours pas un sou pour payer, mais la signature de l’acte lui permet de gagner quelques jours de répit...
En désespoir de cause, Mirabeau en vient presque à supplier Montmorin. En tous cas, il n’hésite pas à lui donner des conseils :
« Vous aimez le roi et vous lui devez comme homme et comme ministre. Moi, comme citoyen, je tremble pour l’autorité royale, plus que jamais nécessaire au moment où elle est sur le penchant de sa ruine. Jamais crise ne fut plus embarrassante et ne présenta plus de prétexte à la licence; jamais la coalition des privilégiés ne fut plus effrayante pour le roi, aussi redoutable pour la nation; jamais Assemblée nationale ne menaça d’être aussi orageuse que celle qui va décider du sort de la monarchie, et l’on y arrive avec tant de précipitation et de méfiance mutuelle.
« Cependant, le Ministère, qui s’est précipité dans ce défilé fatal pour s’être efforcé de reculer les Etats généraux au lieu de s’y préparer, s’occupa-t-il de n’avoir pas à craindre leur contrôle ou plutôt de rendre utile leur concours ? A-t-il un plan fixe et solide que les représentants de la nation n’aient plus qu’à sanctionner ? Eh bien ! Ce plan, je l’ai, Monsieur le Comte. Il est lié à celui d’une Constitution qui nous sauverait des complots de l’aristocratie, des excès de la démocratie, et de l’anarchie profonde où l’autorité, pour avoir voulu être absolue, est plongée avec nous (...)
« Aurez-vous le courage de mettre une fois à son poste de citoyen, un sujet fidèle, un homme courageux, un intrépide défenseur de la justice et de la vérité ?
« Sans le concours, du moins secret, du gouvernement, je ne puis être aux Etats Généraux...
« En nous entendant, il me serait très aisé d’éluder les difficultés ou de surmonter les obstacles et certes, il n’y a pas trop de trois mois pour se préparer, lier sa partie et se montrer digne et influent défenseur du trône et de la chose publique... » (3)
Le ministre, lui aussi, feint de ne pas comprendre l’appel au secours lancé par Mirabeau qui ne se décourage pas pour autant. Après avoir échoué auprès de Montmorin, Gabriel-Honoré se tourne vers Lauzun. Bien qu’il soit devenu Duc de Biron, il ne dispose pas non plus de ressources personnelles suffisantes pour pouvoir l’aider mais peut-être pourra-t-il au moins plaider sa cause auprès de Necker ?
« Par quelle fatalité », écrit-il à Lauzun, « nous qui valons mieux qu’eux (les ministres), manquons-nous de la seule puissance décisive en ce moment, celle de l’argent. Ah ! Monsieur le Duc, soyons aux Etats Généraux à tout prix; nous les mènerons et nous ferons une grande chose et nous aurons de grandes jouissances qui vaudront mieux que tous les hochets de la cour... » (4)
La piste Lauzun-Necker n’aboutit pas plus que les autres, et Mirabeau est dans un état de désespoir qui fait peine à voir. Comme dans ses plus folles années de jeunesse, le fait d’avoir à affronter des difficultés de toutes sortes le met dans tous ses états. Sa conduite devient alors totalement irresponsable. Il commence une liaison avec la femme de son éditeur parisien, madame Le Jay. Peut-elle lui apporter les fonds qui lui manquent pour payer ses dettes ? Certainement pas, mais la femme Le Jay, possède bien d’autres qualités. Intrigante et fort désirable, elle lui fait oublier provisoirement ses soucis. Madame de Nehra, la douce Yet-Lie, qui aime très sincèrement Mirabeau, subit patiemment les infidélités de son amant pendant quelque temps, puis, elle laisse la place et quitte son compagnon, après cinq années de vie commune, pour s’exiler à Londres. Mirabeau perd là une alliée précieuse qu’il va très vite regretter, mais trop tard.....
Dans les dernières semaines de l’année 1788 est édité « L’Histoire secrète de la Cour de Berlin », un recueil des lettres adressées par Mirabeau à son ami l’abbé de Périgord, à l’attention de Calonne, dans lesquelles on trouve quelques considérations personnelles de Mirabeau sur les souverains prussiens, pas toujours élogieuses pour ces derniers. L’ouvrage fait scandale. On ne comprend pas du tout comment des documents aussi confidentiels ont pu être publiés. Effectivement, il n’y a que deux hypothèses : soit Mirabeau a lâché ces documents pour en retirer de l’argent; soit, puisqu’il dit lui même qu’on a forcé ses coffres, c’est l’œuvre de sa nouvelle maîtresse qui a profité de son intimité avec Gabriel-Honoré pour lui dérober les lettres, essayant ainsi de renflouer l’imprimerie Le Jay en pleine déconfiture.
Beaucoup de rumeurs courent et alimentent l’une ou l’autre de ces hypothèses. On ne saura évidemment jamais le fin mot de cette affaire. Certains remarqueront, non sans une certaine ironie, que, dans les premiers jours de l’année 1789, Mirabeau gagne la Provence et semble de bien meilleur humeur que lors de ces dernières semaines. De là à penser qu’il a trouvé une solution à ses problèmes d’argent ?.
1 - Cité par A. MEZIERES "La Vie de Mirabeau" op. cit. Page 138
2 - Cité par Duc de CASTRIES "Mirabeau" op. cit. Pages 268-269
3 - Lettre à Montmorin, Ministre des Affaires Etrangères du 28 Décembre 1788 dans « Correspondance entre le comte de Mirabeau et le comte de La Marck » A. de BACOURT, Paris, 1851, Vol 1, page 339
Aussi dans A. MEZIERES « La Vie de Mirabeau » op. cit. Page 133
4 - Cité par Duc de CASTRIES "Mirabeau " op. cit. Page 273
ILLUSTRATION : Armand Marc Aurelle, comte de Montmorin Saint-Hérem
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LES ACTEURS DE LA REVOLUTION : MIRABEAU (30)
MIRABEAU DENONCE L’ILLEGALITE DE LA REPRESENTATION PROVENCALE : JANVIER - FEVRIER 1789