LES DELIRES DE MIRABEAU PERE : 1779
Les seuls liens qui relient encore Mirabeau au monde extérieur sont les lettres de Sophie. Au moins cette femme l'aime et le comprend. Il peut lui livrer ses secrets, s'épancher sur ses sentiments. Sans cette correspondance, il pense qu'il deviendrait fou !.. Cet échange de lettres entre les deux amants va durer des années et, tout naturellement, la fougue et la passion des premiers mois va laisser place aux confidences. Ils s'informent mutuellement de leurs conditions de détention, se racontent les quelques petits événements qui ponctuent leur vie monotone de tous les jours.
Sophie s'inquiète. Elle ne voit aucune issue à leur amour qui, pour ce qui la concerne, est toujours aussi fort. D'autre part, dès les premiers mois de 1779, elle soupçonne les manigances de l'Ami des Hommes pour tenter de rapprocher son fils de son épouse Emilie de Marignane. Même si Mirabeau ne lui en parle pas, Sophie devine tout cela dans les lettres de son Gabriel. Elle a appris à lire entre les lignes, à déchiffrer les mots qui ne sont pas écrits. Elle a sans doute aussi tendance à se faire des idées...
Elle s'inquiète aussi beaucoup pour la santé de Gabriel-Honoré. De sa santé physique, qu'il évoque très rarement, mais pour laquelle elle pressent une dégradation. Elle s'inquiète surtout pour sa santé psychique, car les troubles transparaissent clairement dans le courrier de son amant. Gabriel sombre lentement dans la mythomanie, devient de plus en plus agressif et violent; et cela, il ne lui est pas possible de le cacher. Il a évidemment des circonstances atténuantes. La haine de son père l'obsède. Ce père qui n'a jamais cessé de le poursuivre de sa hargne, même au fond de son cachot !...
C'est en Mai 1779 que le délire de l'Ami des Hommes semble atteindre son paroxysme. Après avoir fait le siège de Maurepas pendant des semaines entières, il a réussi à obtenir du ministre de faire enfermer la marquise de Mirabeau, son épouse, dans un couvent. Sa fille Louise, qui a eu le tort de se rapprocher de sa mère en certaines périodes, a subi, elle aussi, le même traitement. Pour son fils, Gabriel-Honoré, l'Ami des Hommes a également des projets. Il vient de lui revenir que, depuis la mort du jeune Victor, les Mirabeau n'ont plus d'héritier. Son seul objectif est donc maintenant de briser Gabriel, et de l'amener, de gré ou de force, devant sa femme légitime afin qu'il puisse assurer sa succession !... Bien évidemment, pour réussir cette opération, il a un plan. L'Ami des Hommes a toujours eu un plan quand il voulait obtenir quelque chose. Celui là est, de son avis, assez simple. Première étape : Gabriel-Honoré avoue tous ses torts à Emilie et lui demande de reprendre la vie commune. Deuxième étape : Emilie fait une lettre à Mirabeau père dans laquelle elle confirme qu'elle pardonne à son mari les fautes qu'il a commises et implore la grâce pour le prisonnier de Vincennes. Troisième et dernière étape : Gabriel-Honoré supplie son père de lui accorder sa clémence. Contre une promesse de sa part de rentrer dans la bonne voie, il est placé en semi-liberté dans sa famille sous la tutelle de l'Ami des Hommes et pour ce qui concerne le futur héritier il suffira de laisser passer le temps...
Le plan parait réalisable mais le marquis de Mirabeau redoute quand même la rudesse de son fils. Après toutes ces années, il sait qu'il est devenu de plus en plus intransigeant et que l'affaire sera dure à mener. Il décide donc d'envoyer un ambassadeur auprès du prisonnier de Vincennes et, après avoir mûrement réfléchi, choisit Dupont de Nemours. C'est l'homme idéal pour ce genre de mission; il a toute la confiance de l'Ami des Hommes et, qui plus est, c'est un ami d'enfance de Gabriel-Honoré.
Le 8 Mai 1779, Mirabeau serre dans ses bras, dans sa cellule du Donjon de Vincennes, celui qu'il croit être encore son ami de toujours. Les visites de Dupont de Nemours se font alors de plus en plus fréquentes. Les deux hommes ont beaucoup de plaisir à converser ensemble. Ils parlent de leur enfance, discutent de ce qui se passe au-dehors. Dupont de Nemours apporte à Mirabeau toutes les nouvelles de la cour, de la France. Mais Mirabeau n'est pas dupe. Au bout de quelques visites seulement il devine que son ami Dupont de Nemours et très certainement l'émissaire de son père. En juillet, il a acquis cette certitude mais il va faire semblant de jouer le jeu. Il adresse bien à Emilie une lettre dans laquelle il exprime son repentir. D'ailleurs c'est Dupont de Nemours qui lui a préparé le brouillon; c'est lui aussi qui portera le pli à Emilie de Marignane et qui ramènera la réponse à Mirabeau. Emilie ne peut pas être plus claire : c'est catégoriquement non pour ce qui est de reprendre la vie commune !... Dupont de Nemours se fait alors plus pressant auprès de Mirabeau. Il lui demande d'être encore plus humble, d'implorer davantage Emilie et surtout de s'engager plus fermement à respecter les consignes dictées par l'Ami des Hommes. Les deux amis se disputent, se fâchent même. Ils restent plusieurs semaines sans se voir avant de s'embrasser à nouveau un jour pour se quereller encore le lendemain ....
Pendant des mois, Dupont de Nemours tente avec une infinie patience et peut-être aussi une amitié sincère pour Gabriel-Honoré, de persuader son ami qu'il doit se plier aux volontés de son père. Les efforts de Dupont de Nemours resteront vains. Mirabeau, malgré l'épuisement, malgré l'envie qu'il a de recouvrer enfin la liberté, malgré le temps qui passe, Mirabeau ne cédera pas d'un pouce. Sa détermination reste intacte. Il ne peut pas céder à ceux qui lui ont fait tant de mal. Capituler maintenant serait perdre son honneur et c'est à peu près tout ce qui lui reste !....
Illustration : Gabriel Honoré Riqueti, comte de Mirabeau
A SUIVRE
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