MIRABEAU SAUVE SA TETE MAIS CROUPIT A VINCENNES : 1777 -1778
La détention de Sophie et Gabriel-Honoré dans les prisons d'Amsterdam va se prolonger pendant une dizaine de jours. Ce n'est que le 25 Mai 1777 que l'extradition des deux prisonniers, réclamée par les autorités françaises, est finalement accordée. Le départ pour Paris est prévu pour le surlendemain.
Sophie est dans un tel état de détresse que même le policier qui est chargé de les escorter jusqu’à Paris va s'en émouvoir. Les deux amants, qui n'ont véritablement pas eu beaucoup de chance depuis qu'ils se sont rencontrés, vont enfin apercevoir un petit rayon de soleil. L'officier de police prend en pitié les jeunes gens dont il a appris l'histoire et jure qu'il fera tout ce qui est en son pouvoir pour plaider leur cause auprès de ses supérieurs. Et non seulement il tient parole mais il va se montrer d'une extrême efficacité dans son rôle d'avocat. Le 6 Juin, alors qu'ils arrivent à Paris, il héberge les deux prisonniers à son propre domicile et s'en va essayer de convaincre sa hiérarchie de faire preuve d'un peu de clémence vis à vis de ces jeunes gens qui, certes, ont peut-être commis quelques fautes, mais uniquement pour vivre leur amour...
Il obtiendra, en partie au moins, ce qu'il réclamait pour ses protégés. Sophie qui devait être enfermée à Sainte Pélagie, une maison réservée aux "filles", ira finalement dans une maison de discipline située rue de Charonne. Certes, elle perd sa liberté mais les conditions de vie sont quand même meilleures que celles qu'on lui promettait à Sainte Pélagie.
Quant à Mirabeau, son statut de noble, la renommée attachée à son nom, lui permettent de sauver sa tête; mais il est une nouvelle fois incarcéré dans une prison du roi. Il s'agit cette fois du Donjon de Vincennes.
Avant qu'on ne les sépare pour une période dont ils ne connaissent pas la durée, Mirabeau adresse à sa bien-aimée ces simples mots qui traduisent la détresse qui maintenant l'accable lui aussi :
« Je t'ai rendu bien malheureuse.. » (1)
Le Donjon de Vincennes est la sixième prison dans laquelle on enferme Mirabeau. Si l'on excepte les prisons militaires où il n'a passé que quelques mois, il a été successivement incarcéré au Fort de Ré, au château d'If, au Fort de Joux, au château de Dijon et à la prison d'Amsterdam.
Les premières semaines de détention sont aussi dures pour l'un que pour l'autre. Sophie souffre de la promiscuité car elle doit partager sa petite chambre avec trois autres détenues. Impossible pour elle de disposer d'un seul instant de solitude; plus de calme, une chaleur étouffante; autant de maux auxquels s'ajoutent les souffrances dues à une grossesse difficile. Sophie désespère de l'avenir. Lui n'est guère en meilleure situation : pas de sortie, pas de lecture, aucun contact avec l'extérieur, une nourriture à peine mangeable, pas de linge, très peu de lumière.
La détention au Donjon de Vincennes est sans aucun doute la plus dure que Mirabeau ait jamais connue. Comme les fois précédentes, il a bien essayé de rencontrer le Gouverneur de la forteresse afin d'obtenir de lui quelques avantages. Mais Paris n'est pas la province; le Gouverneur de Vincennes ne ressemble en rien à celui du Fort de Ré ou du château d'If !.. Cette fois le charme de Mirabeau ne suffira pas à assouplir ses conditions de vie dans la prison. Il subira donc sa détention avec toute la rigueur que l'on réserve d'ordinaire à ceux qui subissent le châtiment du roi de France. Il va donc se morfondre dans sa cellule où il tourne en rond comme un fauve en cage !.. Mal nourri, il ne tarde pas à ressentir quelques ennuis de santé, en particulier des coliques néphrétiques qui le font terriblement souffrir. Il s'inquiète aussi beaucoup pour sa vue qui, constate-t-il, baisse de mois en mois...
Une vue qu'il met à rude épreuve car il passe la majeure partie de son temps à lire ou écrire. Les seuls privilèges qu'il a réussis à obtenir sont ceux d'emprunter des livres et de pouvoir disposer de papier et d'encre en quantité suffisante.
Avec la complicité de leur officier de police bienfaiteur, Gabriel-Honoré et Sophie ont été autorisés à correspondre. Ils vont échanger alors une énorme quantité de lettres passionnées dans lesquelles se mêlent la tendresse, l'amour ou parfois l'érotisme. Et Mirabeau écrit des pages et des pages. A Sophie, des lettres enflammées; mais aussi un « Mémoire à son père ».
« Ô si tu voyais comme je pleure, ma Sophie ! Est-ce donc une honte à un être malheureux et sensible de verser des larmes ? Hélas ! C’est la seule douceur qui me reste ; car quand je pleure, ma tristesse est mêlée d'une certaine volupté indéfinissable, mais réelle. O mon amie, quel sentiment que l'amour, puisqu'il peut adoucir de si cruels malheurs ! Nous lui devons la force de supporter notre douleur, comme nous lui avons dû nos transports. Mais le sentiment de la perte est aussi vif que celui de la jouissance, et bien plus durable. Ah! J’ai goûté tous les biens de l'amour heureux : j'éprouve tous les supplices de l'amour persécuté… je n'ose décider mais je pleure et n’ai pas assez de soupirs pour tous mes maux. »
« Quel courage n'y succomberait pas Ô amante ? Quel effort veux-tu que je fasse sous un tel fardeau ? Peut-il éclore en moi une pensée, un sentiment, une sensation qui n'en augmente le poids ? Le commun des hommes trouve qu'il y a du courage à ne pas craindre la mort. Ne dirait-on pas qu'ils sont bien heureux ? Non ; mais ils n'aiment qu'eux, et cependant ils sont toujours hors d'eux. Ils ont mille désirs, mille goûts, et pas une passion. Ah ! S’ils aimaient un objet unique qui fit tout leur espoir, qui réunit toutes leurs affections, tous leurs vœux ; alors qu'ils le perdraient, ils ne craindraient plus rien, ils braveraient de folles terreurs. La réflexion et la raison suffisent assurément pour rabaisser le prix de la vie ; mais les maux du cœur ne lui en laissent aucun. Eh ! Qui voudrait la posséder pour n'en plus jouir? Sophie, il nous faut bien plus de courage pour ne pas souhaiter la mort, que pour ne point la craindre. »
« Puisque le tems, dont la durée excessive est une véritable mort, a dévoré nos plaisirs, que lui disputerions-nous encore, s'il ne doit pas nous les rendre ? Ah ! Je lui abandonne sans regret tout ce qui ne t'est pas destiné. »
« Je deviens plus triste chaque jour, mon amie, et je verse, malgré moi, sur le papier, les poisons dont mon cœur est abreuvé. Tu sais que deux lignes, deux lignes de toi me guériraient bien vite ; et sans doute tu n'as pas moins de besoin d'entendre les plaintes de ton Gabriel, que lui de recevoir tes consolations. »
« Ma Sophie , pour être moins emportée , n'est pas moins sensible ; et je sens tout ce qu'elle souffre dans ces mêmes moments d'attente et de tourment où je gémis plus haut, mais non pas plus amèrement. Qui sait même si l'avantage de savoir tout ce que j'ignore n'est pas un tourment de plus pour toi, chère épouse ? »
« J’espère du moins encore, et peut être tu n’espères plus ? Adieu ma Sophie- Gabriel, que j'aime, que j'adore infiniment plus que je ne puis le dire, et qu'elle-même ne peut le croire. Je te donne des millions de baisers que tu prendras et que tu me rendras sans compter. Je caresse le petit, et je le prie de remuer bien fort, mais non pas cependant jusqu'à incommoder sa maman ; car je l'aime bien cet enfant ; mais qu'il ne s'avise pas de vouloir jamais rivaliser avec Sophie. »
« Tu ne veux donc absolument pas m'envoyer des nouvelles de ta grossesse ? Ah ! Si je savais du moins qu'elle est heureuse, que tu souffres peu, que tu marches beaucoup, que ce pauvre petit remue ! Ma mie bonne, je crois t'avoir donné quelques avis, dans mes premières lettres, utiles sur la conduite que tu dois tenir à cet égard. La grossesse orageuse, dont j'ai été le témoin et l'observateur très-attentif, m'en a beaucoup appris. Sophie, habille-toi bien large, pour que ton enfant se place à son aise ; mange des choses saines, pour qu'il se porte bien et toi aussi ; ne crois point aux envies, mais contente tes désirs avec modération, pour qu'il ne soit ni malingre, ni gourmand, ni capricieux ; et surtout, marche beaucoup, quoique sans t’excéder, pour faciliter tes couches. Hélas ! C’est sur cette importante révolution que je voudrais veiller ; car la santé des femmes dépend de leurs couches. Point d’imprudences, mais point de recettes de bonnes femmes : elles sont toutes fausses, pernicieuses et importunes. » (2)
Mirabeau depuis le début de l'année 1778 est pris par le démon de l’écriture. Il traduit des volumes entiers d'Ovide ou de Tacite. Et surtout il a entrepris la rédaction de son troisième ouvrage "révolutionnaire" sur un thème qu'il connaît parfaitement bien, et pour cause : « Des Lettres de Cachet et des Prisons d'Etat ». Un livre qui, évidemment fait suite aux deux premiers qui étaient, on s'en souvient, « L'Essai sur le Despotisme » et son « Avis aux Hessois ».
Avec ce troisième écrit il ne fera que confirmer qu'il est encore un écrivain assez médiocre. Il parle beaucoup trop de lui, règle ses comptes avec ceux qu'il rend responsables de ses conditions de vie actuelle et, en particulier, le Gouverneur de Vincennes. Et pourtant, on retrouve au fil des pages quelques passages bien sentis notamment lorsqu'il s'agit de condamner sévèrement le régime monarchique et Louis XVI* lui même :
« Dans tout Etat où les citoyens ne participent point au pouvoir de la législation par la délégation d'un corps de représentants librement élus par la plus grande partie de la Nation, et sujets au contrôle de leurs constituants, il n'y a point, il ne saurait y avoir de la liberté publique .... » (3)
L'ouvrage est, par certains côtés, prémonitoire. Ce sont bien sur ces thèmes que s’organiseront les débats qui agiteront les premiers mois de la Révolution, mais bien peu nombreux sont ceux qui réfléchissent à ces questions et surtout qui osent en parler..
Pour faire plus pathétique, sans doute, Gabriel Honoré dédie son ouvrage à son fils...
« Et vous mon fils, que je n'ai point embrassé depuis le berceau, vous dont j'arrosai de larmes les lèvres agonisantes le jour même où je fus arrêté; avec un serrement de coeur qui m'annonçait que je ne vous reverrais pas, j'ai peu de droits sur votre tendresse, puisque je n'ai rien fait pour votre éducation ni pour votre bonheur.. » (4)
Mirabeau écrivait ces lignes durant l'été 1778. Lorsque, le 8 Octobre 1778 il apprend la mort de son fils, il ajoute ce nota :
« Il n'était déjà plus mon enfant lorsque je lui destinais mon ouvrage ! Et je ne le savais pas... » (5)
La mort de cet enfant, qu'il n'a effectivement pas connu, va exacerber chez Mirabeau son ressentiment vis à vis de sa belle famille Marignane, mais aussi, et surtout, vis à vis de son père.
Entre temps, Sophie a accouché d'un enfant de "son" Gabriel. Une fille, née le 7 Janvier 1778 et qu'elle fera baptiser de leurs deux prénoms : Sophie-Gabrielle (6).
Elle a quitté, pour son accouchement, la maison de la rue de Charonne pour la Citadelle de la Nouvelle-France. On ne lui laissera même pas le bonheur de s'occuper de sa fille; on la lui enlève pour la placer en nourrice. Son seul réconfort ce sont les lettres de son cher Gabriel qui se montre toujours aussi amoureux.
Quelques mois passent encore : on transfère Sophie au couvent Sainte-Claire à Gien. Mirabeau se désespère. Séparé de Sophie et de sa fille, retenu entre quatre murs, sa détermination a bien fléchi. Il a tout essayé, même les appels déchirants adressés aux puissants du royaume, tel cette lettre à Maurepas (7) de Novembre 1788.
« Les événements politiques survenus depuis ma détention exigent certainement qu'on envoie des troupes en Amérique, peut-être aux Indes. Je vous supplie de me faire passer dans l'un ou l'autre de ces pays. On n'a jamais trop d'hommes dans ces contrées si destructives, et je vaux bien un soldat.. » (8)
Monsieur de Maurepas ne prendra même pas la peine de répondre !... Gabriel-Honoré de Mirabeau est enterré vivant dans sa prison !..
1 - Cité par DAUPHIN MEUNIER "La Vie de Mirabeau" op. cit. page 298
Et Claude MANCERON "Les Hommes de la Liberté" op. cit. vol I, page 501
2 - Lettres originales de Mirabeau écrites au Donjon de Vincennes
GARNERY Libraire à Paris, 1792, Tome 1 Pages 74 et suivantes
3 - Cité par A. VALENTIN "Mirabeau avant la Révolution" op. cit. pages 191-192
Et Duc de CASTRIES "Mirabeau" op. cit. page 138
4 - MIRABEAU "Des Lettres de Cachets.." page 99
Cité par Claude MANCERON "Les Hommes de la Liberté" op. cit. pages 54-55
5 - Idem
6 - La fille de Gabriel-Honoré et de Sophie est déclarée à l'état civil sous le nom de Sophie-Gabrielle, fille de Marie-Thérèse-Sophie Richard de Ruffey, épouse de Messire Claude-François, marquis de Monnier.
7 - MAUREPAS (Jean Frédéric Phélippeaux, Comte de) : Né à Versailles en 1701, il reçoit de son père la charge de Secrétaire d'Etat à la Marine et à la Maison du Roi, charge qu'il occupe de 1723 à 1749. Disgracié en 1749 pour avoir diffusé un écrit contre madame de Pompadour, il est rappelé par Louis XVI* en 1774 auprès duquel il joue un rôle de ministre conseiller.
8 - Cité par A. VALENTIN "Mirabeau avant la Révolution" op. cit. page 183
Et Claude MANCERON "Les Hommes de la Liberté" op. cit. Vol II, page 48
ILLUSTRATION : Donjon de Vincennes pendant la Révolution
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LES ACTEURS DE LA REVOLUTION : MIRABEAU (18)
LES DELIRES DE MIRABEAU PERE : 1779