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SAINT-JUST, ROBESPIERRE, COUTHON
LA LUTTE DES FACTIONS : FEVRIER - AVRIL 1794
Si les Indulgents continuent leur offensive, le « Père Duchesne » d'Hébert n'a pas, lui non plus, désarmé bien au contraire. Il part en guerre, de plus belle, contre les « endormeurs ». C'est ainsi qu'il qualifie, depuis quelque temps déjà, les robespierristes. La tension monte dans les faubourgs au fur et à mesure que la disette progresse. Le processus est maintenant connu de tous : le peuple a faim, il est excité par des extrémistes qui lui désignent les coupables, il descend dans la rue et c'est l'émeute.
Au premier jour de Ventôse (19 Février, 1er Ventôse an II), Saint-Just* est élu à la présidence de l'Assemblée. Huit jours plus tard, le 27 février (8 Ventôse), il présente le fameux rapport dans lequel il justifie, à nouveau, la rigueur du gouvernement révolutionnaire : « ..il est une secte politique dans la France, qui joue tous les partis : elle marche à pas lents. Parlez-vous de terreur, elle vous parle de clémence; devenez-vous cléments, elle vous vante la terreur... » (1) Pour aller vers le bonheur du peuple et surtout vers celui des plus malheureux, il faut, rappelle Saint-Just*, combattre la faction, car il n'en voit qu'une seule, « qui conduit le dessein de nous faire rétrograder ». (2) Le Comité de Salut Public est-il décidé à trancher en faveur de l'une ou l'autre des deux factions ou veut-il les abattre toutes les deux à la fois ? Saint-Just*, par un savant amalgame, laisse encore planer le doute....
Dans Paris, c'est, encore une fois, du Club des Cordeliers que le signal va être lancé. Le 2 Mars (12 Ventôse an II), aux Cordeliers, Ronsin, général de l'armée révolutionnaire, proclame l'insurrection. Le lendemain, Saint-Just* est à nouveau à la tribune pour présenter un décret d'application qui fait suite au rapport qu'il a présenté le 8 Ventôse : il s'agit d'une aide aux indigents. La mesure est effectivement une de celles qui figurent au catalogue des revendications présentées par Hébert et ses amis. Mais, à elle seule, elle parait bien insuffisante pour calmer la fureur populaire !...
L'agitation va donc redoubler et, le 4 Mars (14 Ventôse), le tableau des Droits de l'Homme est voilé aux Cordeliers. Carrier fait passer la consigne : « l'insurrection, une sainte insurrection, voilà ce que vous devez opposer aux scélérats ! » Le 7 Mars (17 Ventôse), Ronsin s'en prend directement à Robespierre. Bien que ni la Commune, ni le comité de surveillance du département de Paris, ni les sections n'aient l'air de répondre à l'appel à l'insurrection, le Comité de Salut Public craint que l'ensemble de sa politique ne soit remis en cause : il réagit alors très violemment. Dans la nuit du 13 au 14 Mars (23 au 24 Ventôse), les principaux dirigeants du club des Cordeliers sont arrêtés : Hébert, Ronsin, Vincent, Momoro, Cloots et quelques autres patriotes avancés. Ils sont tous guillotinés le 24 Mars (4 Germinal an II). « Il faut que la justice soit prompte, sévère et inflexible », disait Robespierre il y a tout juste quelques semaines !..
Les dantonistes vont croire, un moment, à un renversement de la tendance du gouvernement en faveur des thèses prônées par les indulgents. Et pourtant, dès le 21 Mars (1er Germinal an II), l'avertissement lancé par l'Incorruptible aux factions en général, et aux Indulgents en particulier, était sans aucune ambiguïté :
« La république est placée entre les muscadins, les aristocrates, et la faction dont Hébert et complices peuvent vous donner une idée. Les muscadins ne veulent pas la punition des traîtres; ceux qui sont patriotes à la manière de Proly attaquent bien les aristocrates; mais ils veulent perdre avec eux les patriotes pour régner sur leur ruine totale; et les patriotes sont à la veille d’en être les victimes, si nous ne déployons une énergie capable d’effrayer et de terrasser nos ennemis.(…) »
« L’étranger soudoie parmi nous la faction des modérés et celle des hommes perfides qui, sous le masque d’un patriotisme extravagant, voulaient égorger les patriotes. Il est indifférent pour l’étranger que l’une ou l’autre de ces deux factions triomphe. Si c’est Hébert, la Convention est renversée, les patriotes sont massacrés, la France retombe dans le chaos, et la tyrannie est satisfaite. Si ce sont les modérés, la Convention perd son énergie, les crimes de l’aristocratie sont impunis, et les tyrans triomphent. L’étranger doit protéger toutes ces factions, sans s’attacher à aucune. Que lui importe qu’Hébert expie ses trahisons sur l’échafaud, s’il se trouve après lui d’autres scélérats qui veulent perdre la république et égorger tous ceux qui ont combattu constamment contre les traîtres et les tyrans ! » (3)
Confondant l'une et l'autre faction, Robespierre poursuivait en affirmant que la République n'est, pour eux, qu'un "objet de rapine" :
« Tous ces scélérats, ligués avec l’étranger, comptent pour rien la république; ce n’est pour eux qu’un objet de rapine. Le peuple n’est à leur yeux qu’un vil troupeau qu’ils croient fait pour s’attacher à leur char et les traîner à l’opulence et à la fortune. A chaque révolution le peuple triomphe, parce qu’il est debout, et qu’alors ils se cachent. Mais à peine est-il rentré dans ses foyers, que les factieux reparaissent, et aussitôt le peuple est replongé dans le même état de détresse d’où il était sorti. Vous avez vu Lafayette, Pétion, Dumouriez concevoir te projet affreux de l’affamer et de l’asservir. Ces monstres sont tombés. Après eux, on a vu s’élever une faction nouvelle qui voulait exécuter le même complot. Après elle, il en paraîtra une autre qui aura le même but, si la Convention diffère de foudroyer toutes les factions. Il faut enfin tout rapporter au peuple et à l’intérêt général. »
« Que ceux qui se groupent pour arrêter la marche de la révolution tombent sous le glaive de la loi. Si tous ceux qui ont formé des projets contre la liberté; si les successeurs de Brissot ne subissent pas le même sort que lui, attendez-vous aux plus grands malheurs. Vous verrez les fripons s’introduire dans les armées, certains fonctionnaires publics se liguer avec eux, comme autrefois ils se sont ligués avec les autres: la paix d’aujourd’hui ne sera que passagère, les armées seront battues, les femmes et les enfants égorgés… Je défie qui que ce soit de démentir ces vérités terribles. Si la dernière faction ne périt pas demain, ne périt pas aujourd’hui, les armées seront battues, vos femmes et vos enfants égorgés, la république sera déchirée par lambeaux, Paris sera affamé, vous tomberez vous-mêmes sous les coups de vos ennemis, et vous laisserez une postérité sous le joug de la tyrannie. »
« Mais je déclare que la Convention est déterminée à sauver le peuple, en écrasant à la fois toutes les factions qui menacent la liberté. » (3)
DANTON lors de son procès
Négligeant ces avertissements, les Indulgents continuent à accentuer leur pression : le numéro 7 du « Vieux Cordelier » de Camille Desmoulins* attaque, très sévèrement encore, le Comité de Salut Public. Déjà le 18 Mars (28 Ventôse an II) la Convention avait décrété d'accusation Fabre d'Eglantine, Bazire, Chabot et Delaunay. Mais cette fois ci, pour les hommes du Comité, c'en est trop ! Dans la nuit du 29 au 30 Mars (9 au 10 Germinal), Collot d'Herbois et Billaud-Varenne parviennent à convaincre Robespierre, hésitant depuis plusieurs jours : Danton*, Camille Desmoulins*, Delacroix et Philippeaux (4) vont être arrêtés.
Car l'Incorruptible, jusqu'à ce soir là, n'avait toujours pas pris sa décision : il éprouve toujours une certaine tendresse pour Camille Desmoulins* qu'il ne voit que comme un bon patriote égaré. Il ne peut oublier, non plus, que Danton* est l'un des plus grands acteurs de cette Révolution qu'il tente de sauver avec toute son énergie.
L'Incorruptible aurait voulu au moins retarder cette arrestation jusqu'à ce que Saint-Just* ait présenté son rapport à la Convention. Mais les Vadier, Collot d'Herbois, Billaud, n'ont que faire de la « forme ». Ils ont peur de Danton* donc le plus vite sera le mieux !...
La décision semble précipitée et pourtant tout a été minutieusement préparé. Albert Mathiez, qui a consacré tant d'années de sa vie à expliquer Robespierre, a reconstitué la chronologie de ces derniers jours : Saint-Just* a écrit un projet de rapport qu'il a remis à Robespierre. Celui-ci l'a soigneusement analysé, modifié, complété, et c'est à partir de ces notes que Saint-Just* a rédigé le rapport définitif afin d'être en mesure de le présenter à la Convention dès que le moment serait venu. Ils ont bâti, à eux deux et dans le plus grand secret, un acte d'accusation implacable. Fabre, Desmoulins*, Danton* se voient tout reprocher : leurs actes, leurs écrits, leurs paroles, leurs amitiés, leurs pensées mêmes. Et quand les accusateurs n'ont pas de preuves, ils affirment. Qu'importe ! Danton* et ses amis entravent aujourd'hui la marche de la Révolution; comme hier Hébert et les Enragés; comme avant-hier Brissot et les Girondins. Ils doivent être écartés pour que la République soit sauvée. Qu'importe les moyens ! Seul l'objectif mérite d'être considéré. Et Robespierre, dans le silence de son cabinet, a rassemblé les faits qui vont conduire les dantonistes à la guillotine.
D'abord Fabre d'Eglantine dont le sort ne fait plus de doute, depuis déjà plusieurs semaines, depuis ses compromissions dans la triste affaire de la Compagnie des Indes.
« Le plan de Fabre et de ses complices était de s'emparer du pouvoir et d'opprimer la liberté par l'aristocratie pour donner un tyran à la France. »
« Il y avait une faction que Fabre connaissait parfaitement : c'était celle de Hébert, Proli, Ronsin. Cette faction était le point d'appui que Fabre voulait donner à la sienne; comme elle arborait l'étendard du patriotisme le plus exalté, en l'attaquant, il espérait décréditer le patriotisme, arrêter les mesures révolutionnaires et pousser la Convention en sens contraire, jusqu'au modérantisme et à l'aristocratie. Comme les chefs de cette faction se mêlaient aux patriotes ardents, en les frappant, il se proposait d'abattre du même coup les patriotes, surtout ceux qui auraient été soupçonnés d'avoir eu quelques relations avec eux, surtout ceux qui avaient des fonctions publiques importantes au succès de la Révolution. »
« Cependant, Fabre ne dénonça pas la conspiration avec énergie, il attaqua légèrement quelques individus, sans démasquer la faction; il ne les attaqua pas le premier, et ne leur porta pas les coups les plus forts; il aima mieux mettre en avant quelques hommes qu'il faisait mouvoir (...) »
« Ce n'était pas, en effet, aux conspirateurs que Fabre en voulait directement : c'était aux vrais patriotes et au Comité de Salut Public, dont il voulait s'emparer avec ses adhérents. »
« Ils ne cessaient de calomnier Pache et Hanriot; ils intriguaient, ils déclamaient surtout contre le Comité de Salut Public. Les écrits de Desmoulins*, ceux de Philippeaux étaient dirigés vers ce but (..) »
« Cet acharnement à dissoudre le gouvernement au milieu de ses succès, cet empressement à s'emparer de l'autorité avait pour objet le triomphe de l'aristocratie et la résurrection de la tyrannie. C'est au temps où on livrait ces attaques au Comité qu'on répandait ces écrits liberticides où on demandait l'absolution des contre-révolutionnaires, où l'on prêchait la doctrine du feuillantisme le plus perfide. Fabre présidait à ce système de contre-révolution; il inspirait Desmoulins*; le titre même de cette brochure (le Vieux Cordelier) était destiné à concilier l'opinion publique aux chefs de cette coterie qui cachaient leurs projets sous le nom de Vieux Cordeliers, de vétérans de la Révolution. Danton*, en qualité de président de ce Vieux Cordelier, a corrigé les épreuves de ses numéros; il y a fait des changements, de son aveu (..)» (5)
Vient ensuite Camille Desmoulins* que Robespierre n'accable pas, mettant même en avant sa bonne foi et sa sincérité.
« Camille Desmoulins*, par la mobilité de son imagination et par sa vanité, était propre à devenir le séide de Fabre et de Danton*. Ce fut par cette route qu'ils le poussèrent jusqu'au crime; mais ils ne se l'étaient attachés que par les dehors du patriotisme dont ils se couvraient. Desmoulins* montra de la franchise et du républicanisme en censurant avec véhémence dans ses feuilles Mirabeau*, La Fayette*, Barnave et Lameth, au temps de leur puissance et de leur réputation, après les avoir loués de bonne foi (..) » (5)
Puis c'est enfin le long réquisitoire contre Danton* :
« Danton* et Fabre vécurent avec La Fayette*, avec les Lameth; il eut à Mirabeau* une obligation bien remarquable : celui-ci lui fit rembourser sa charge d'avocat au conseil; on assure même que le prix lui en a été payé deux fois. Le fait du remboursement est facile à prouver. »
« Les amis de Mirabeau* se vantaient hautement d'avoir fermé la bouche à Danton*; et tant qu'a vécu ce personnage, Danton* resta muet (...) »
« A l'époque où parurent les numéros du Vieux Cordelier, le père de Desmoulins* lui témoignait sa satisfaction et l'embrassait avec tendresse. Fabre, présent à cette scène se mit à pleurer, et Desmoulins*, étonné, ne douta plus que Fabre ne fût un excellent cœur et par conséquent un patriote. »
« Danton* tâchait d'imiter les talents de Fabre, mais sans succès, comme le prouvent les efforts impuissants et ridicules qu'il fit pour pleurer, d'abord à la tribune des Jacobins, ensuite chez moi. »
« Il y a un trait de Danton* qui prouve une âme ingrate et noire : il avait hautement préconisé les dernières productions de Desmoulins* : il avait osé, aux Jacobins, réclamer en leur faveur la liberté de la presse, lorsque je proposai pour elles les honneurs de la brûlure. Dans la dernière visite dont je parle, il me parla de Desmoulins* avec mépris : il attribua ses écarts à un vice privé et honteux, mais absolument étranger à la Révolution (..) »
« Pendant son court ministère, il a fait présent à Fabre, qu'il avait choisi pour son secrétaire du sceau et pour son secrétaire intime, des sommes considérables puisées dans le trésor public (..) »
« Il ne donna point asile à Adrien Duport, comme il est dit dans le rapport, mais Adrien Duport qui, le 10 Août, concertait avec la cour le massacre du peuple, ayant été arrêté et détenu assez longtemps dans les prisons de Melun, fut mis en liberté par ordre du ministre de la justice Danton*. Charles Lameth, prisonnier au Havre, fut aussi élargi, je ne sais comment. Danton* rejeta hautement toutes les propositions que je lui fis d'écraser la conspiration et d'empêcher Brissot de renouer ses trames, sous prétexte qu'il ne fallait s'occuper que de la guerre. »
« Au mois de Septembre, il envoya Fabre en ambassade auprès de Dumouriez. Il prétendit que l'objet de sa mission était de réconcilier Dumouriez et Kellermann qu'il supposait brouillés. Or Dumouriez et Kellermann n'écrivaient jamais à la Convention nationale sans parler de leur intime amitié (..) »
« C'est en vain que, dès lors, on se plaignait à Danton* et à Fabre de la faction girondine : ils soutenaient qu'il n'y avait point là de faction et que tout était le résultat de la vanité et des animosités personnelles. Dans le même temps, chez Pétion, où j'eus une explication sur les projets de Brissot, Fabre et Danton* se réunirent à Pétion pour attester l'innocence de leurs vues. »
« Quand je montrais à Danton* le système de calomnie de Roland et des brissotins, développés dans tous les papiers publics, Danton* me répondait : « Que m'importe ! L'opinion publique est une putain, la postérité une sottise ! »
« Le mot de vertu faisait rire Danton*; il n'y avait pas de vertu plus solide, disait-il plaisamment, que celle qu'il déployait toutes les nuits avec sa femme. Comment un homme, à qui toute idée morale était étrangère, pouvait-il être le défenseur de la liberté ? »
« Une autre maxime de Danton* était qu'il fallait se servir des fripons. Aussi était-il entouré des intrigants les plus impurs. Il professait pour le vice une tolérance qui devait lui donner autant de partisans qu'il y a d'hommes corrompus dans le monde. C'était sans doute le secret de sa politique qu'il révéla lui-même par un mot remarquable : "Ce qui rend notre cause faible, disait-il à un vrai patriote, dont il feignait de partager les sentiments, c'est que la sévérité de nos principes effarouche beaucoup de monde »
« Analysez toute la conduite politique de Danton* : vous verrez que la réputation de civisme qu'on lui a faite était l'ouvrage de l'intrigue et qu'il n'y a pas une mesure liberticide qu'il n'ait adoptée. »
« On le voit, dans les premiers jours de la Révolution, montrant à la Cour un front menaçant et parler avec véhémence dans le Club des Cordeliers; mais bientôt il se lie avec les Lameth et transige avec eux; il se laisse séduire par Mirabeau* et se montre aux yeux observateurs l'ennemi des principes sévères. On n'entend plus parler de Danton* jusqu'à l'époque des massacres du Champ de Mars : il avait beaucoup appuyé aux Jacobins la motion de Laclos, qui fut le prétexte de ce désastre et à laquelle je m'opposai (..) »
« Tant que dura l'Assemblée Législative, il se tut. Il demeura neutre dans la lutte pénible des Jacobins contre Brissot et contre la faction girondine. Il appuya d'abord leur opinion sur la déclaration de guerre. Ensuite, pressé par le reproche des patriotes, dont il ne voulait pas perdre la confiance usurpée, il eut l'air de dire un mot pour ma défense et annonça qu'il observait attentivement les deux partis et se renferma dans le silence. C'est dans ce temps là que, me voyant seul, en butte aux calomnies et aux persécutions de cette faction toute puissante, il dit à ses amis : "Puisqu'il veut se perdre, qu'il se perde; nous ne devons point partager son sort". Legendre lui-même me rapporta ce propos. »
« Tandis que la Cour conspirait contre les patriotes et les patriotes contre la Cour, dans les longues agitations qui préparèrent la journée du 10 Août, Danton* était à Arcis-sur-Aube; les patriotes désespéraient de le revoir. Cependant, pressé par leurs reproches, il fut contraint de se montrer et arriva la veille du 10 Août; mais, dans cette nuit fatale, il voulait se coucher, si ceux qui l'entouraient ne l'avaient forcé à se rendre à sa section où le bataillon de Marseille était rassemblé. Il y parla avec énergie : l'insurrection était déjà décidée et inévitable. Pendant ce temps là, Fabre parlementait avec la Cour. Danton* et lui ont prétendu qu'il n'était là que pour tromper la Cour. »
« J'ai tracé quelques faits de son court ministère. Quelle a été sa conduite durant la Convention ? Marat* fut accusé par les chefs de la faction du côté droit. Il commença par déclarer qu'il n'aimait point Marat* et par protester qu'il était isolé et qu'il se séparait de ceux de ses collègues que la calomnie poursuivait : et il fit son propre éloge ou sa propre apologie. »
« Robespierre fut accusé; il ne dit pas un seul mot si ce n'est pour s'isoler de lui. »
« La Montagne fut outragée chaque jour; il garda le silence. Il fut attaqué lui-même, il pardonna, il se montra sans cesse aux conspirateurs comme un conciliateur tolérant; il se fit un mérite publiquement de n'avoir jamais dénoncé Brissot (..) »
« Lorsque quelque trahison nouvelle dans l'armée donnait aux patriotes le prétexte de provoquer quelques mesures rigoureuses contre les conspirateurs du dedans et contre les traîtres de la Convention, il avait soin de les faire oublier ou de les altérer, en tournant sans cesse l'attention de l'Assemblée vers de nouvelles levées d'hommes. »
« Il ne voulait pas la mort du tyran; il voulait qu'on se contentât de le bannir (..) « Il a vu avec horreur la révolution du 31 Mai; il a cherché à la faire avorter ou à la tourner contre la liberté, en demandant la tête du général Hanriot, sous prétexte qu'il avait gêné la liberté des membres de la Convention par une consigne nécessaire pour parvenir au but de l'insurrection qui était l'arrestation des conspirateurs (..) »
« Danton* m'a dit un jour : "Il est fâcheux que l'on ne puisse pas proposer de céder nos colonies aux américains; ce serait un moyen de faire alliance avec eux". Danton* et Lacroix ont depuis fait passer un décret dont le résultat vraisemblable était la perte de nos colonies. »
« Leurs vues furent de tout temps semblables à celles des brissotins. Le 8 Mars, on voulait exciter une fausse insurrection pour donner à Dumouriez le prétexte qu'il cherchait de marcher sur Paris, non avec le rôle défavorable de rebelle et de royaliste, mais avec l'air d'un vengeur de la Convention (..) »
« Danton* voulait une amnistie pour tous les coupables; il s'en est expliqué ouvertement; il voulait donc la contre-révolution. Il voulait la dissolution de la Convention, ensuite la destruction du gouvernement : il voulait donc la contre-révolution. »
« C'est ainsi que se dévoile le jeu perfide de factieux qui semblent se combattre lorsqu'ils sont d'accord pour enfermer les patriotes de bonne foi entre deux armées. La faction de Dumouriez et de d'Orléans était destinée à fournir l'exemple le plus frappant de cette politique artificieuse. »
« Fabre a dit que la France devait être démembrée en quatre portions. C'était encore le système girondin. Il était d'accord avec les girondins, il l'était encore avec Hébert sur les résultats : la dissolution de la Convention, la ruine du gouvernement républicain, l'impunité des traîtres, la perte des patriotes, la ruine de la liberté; toutes les factions tendant nécessairement à ce dernier but doivent s'accorder en effet dans les résultats, et soit que leurs chefs agissent en intelligence, soit qu'ils soient divisés, ils doivent tomber également sous le glaive de la loi, qui ne doit voir que les effets et la patrie. » (5)
DANTON à la Conciergerie le jour de son exécution
Au matin du 30 Mars (10 Germinal) on ressent, à l'Assemblée, une très grande tension. Alors que Legendre vient de réclamer que les députés incarcérés soient entendus à la barre de la Convention, l'Incorruptible réplique aussitôt d'une manière assez véhémente mais aussi avec une certaine émotion :
« Il s'agit aujourd'hui de savoir si l'intérêt de quelques hypocrites ambitieux doit l'emporter sur l'intérêt du peuple français. Eh quoi ! Nous avons donc fait tant de sacrifices héroïques, au nombre desquels il faut compter ces actes d'une sévérité douloureuse, n'avons-nous fait ces sacrifices que pour retourner sous le joug de quelques intrigants qui prétendent dominer (...) »
« Legendre parait ignorer les noms de ceux qui sont arrêtés : toute la Convention les sait. Son ami Lacroix est du nombre de ces détenus. Pourquoi feint-il de l'ignorer ? Parce qu'il sait bien qu'on ne peut sans impudeur défendre Lacroix. Il a parlé de Danton* parce qu'il croit sans doute qu'à ce nom est attaché un privilège : non, nous n'en voulons point d'idoles ! Nous saurons dans ce jour si la Convention saura briser une prétendue idole pourrie depuis longtemps ou si dans sa chute elle écrase la Convention et le peuple français.
Ce qu'on dit de Danton* ne pourrait-il pas s'appliquer à Brissot, Pétion, à Chabot, à Hébert même, et à tant d'autres qui ont rempli la France du bruit fastueux de leur patriotisme trompeur ? Quel privilège aurait-il donc ? En quoi Danton* serait-il donc supérieur à ses collègues, à Chabot, à Fabre d'Eglantine, son ami et son confident, dont il a été l'ardent défenseur ?(..) En quoi est-il supérieur à ses concitoyens ? (..) On craint que les détenus soient opprimés, on se méfie donc de la justice nationale (..) Je dis que quiconque tremble en ce moment est coupable car jamais l'innocence ne redoute la surveillance publique. »
« Je dois ajouter ici qu'un devoir particulier m'est imposé de défendre toute la pureté des principes contre les efforts de l'intrigue. Et à moi aussi on a voulu inspirer des terreurs; on a voulu me faire croire qu'en approchant de Danton* le danger pourrait arriver jusqu'à moi; on me l'a présenté comme un homme auquel je devais m'accoler, comme un bouclier qui pourrait me défendre, comme un rempart qui, une fois renversé, me laisserait exposé aux traits de mes ennemis. On m'a écrit; les amis de Danton* m'ont fait parvenir des lettres, m'ont obsédé de leurs discours. Ils ont cru que le souvenir d'une ancienne liaison, qu'une foi antique dans de fausses vertus me détermineraient à ralentir mon zèle et ma passion pour la liberté. Eh bien, je déclare qu'aucun de ces motifs n'a effleuré mon âme de la plus légère impression; je déclare que s'il était vrai que les dangers de Danton* pussent devenir les miens, que s'ils avaient fait faire à l'aristocratie un pas de plus pour m'atteindre, je ne regarderais pas cette circonstance comme une calamité publique. Que m'importent les dangers ? Ma vie est à la Patrie; mon cœur est exempt de crainte; et si je mourais, ce serait sans reproche et sans ignominie. Je n'ai vu dans les flatteries qui m'ont été faites, dans les caresses de ceux qui environnaient Danton* que des signes certains de la terreur qu'ils avaient conçue avant même qu'ils fussent menacés. Et moi aussi j'ai été l'ami de Pétion*; dès qu'il s'est démasqué, je l'ai abandonné; j'ai eu aussi des liaisons avec Roland*; il a trahi et je l'ai dénoncé. Danton* veut prendre leur place, et il n'est plus à mes yeux qu'un ennemi de la Patrie. » (6)
Saint-Just* lit ensuite, dans un profond silence, le rapport d'accusation qu'il a rédigé et qu'il a complété sur la base des notes fournies par Robespierre (7). Paroles extrêmement graves que Saint-Just* ne craint pas d'annoncer, dès les premiers mots : « Il y a quelque chose de terrible dans l'amour sacré de la patrie; il est tellement exclusif, qu'il immole tout sans pitié, sans frayeur, sans respect humain, à l'intérêt public... » (8)
La Convention approuve le rapport d'un vote unanime, sans débat.
Aux dantonistes arrêtés, on ajoute, pour faire illusion auprès des sans-culottes, des agents de l'étranger tels Guzman et les frères Frey, un spéculateur l'abbé d'Espagnac, et d'autres amis de Danton* dont Hérault de Séchelles.
Le procès va durer quatre jours, du 2 au 5 Avril (13 au 16 Germinal an II). Procès dramatique et mouvementé, pendant lequel les accusés vont tenter de se défendre, récuser les témoins à charge à qui l'on a demandé de comparaître, réclamer l'audition des témoins qu'ils avaient cités dans la Convention. Danton* a retrouvé toute son éloquence et même son arrogance. Ses éclats de voix s'entendent jusque dans la rue et les incidents sont si violents que Fouquier Tinville, débordé, écrit à la Convention pour demander ce qu'il doit faire.
Les comités délèguent alors Saint-Just* à la tribune pour faire voter un décret permettant au Tribunal de « mettre hors des débats tout prévenu qui résisterait à la justice nationale ou l'insulterait » Le décret est appliqué sur-le-champ et les accusés sont réduits au silence. Aucun des "jurés" n'osera dire qu'il n'a pas eu d'information suffisante...
Tous les accusés sont guillotinés le 5 Avril 1794 (16 Germinal an II) au milieu d'une indifférence totale.
DANTON est emmené à la guillotine
L'élimination successive des Cordeliers, du populaire Père Duchesne et de la faction indulgente fait perdre aux autorités révolutionnaires une grande partie de la confiance dont elles jouissaient. La « Révolution est glacée » dira bientôt Saint-Just*. L'Assemblée et le Comité de Salut Public se sont coupé de leur base populaire en usant de la répression pour se sauver eux-mêmes. La dictature du gouvernement révolutionnaire ne fait plus aucun doute.
Le Comité de Salut Public, réélu tous les mois est maintenant constitué de 11 membres : Robespierre, Saint-Just*, Couthon, Billaud-Varenne, Collot d'Herbois, Barère, Carnot, Prieur de la Côte d'Or, Prieur de la Marne (9), Jeanbon Saint-André et Lindet (10).
(1) cité par André STIL "Quand Robespierre et Danton...." op. cit. page 451
(2) Voir Saint-Just*
(3) Discours de Maximilien Robespierre au Club des Jacobins le 21 mars 1794 (1er Germinal an II)
(4) PHILIPPEAUX (Pierre Nicolas) : Né le 5 Mars 1756. Avocat au Mans puis juge au Tribunal de District, il est élu à la Convention par le département de la Sarthe. Rallié à Danton*, il vote la mort du roi avec sursis. Envoyé, en Juin 1793, dans l'Ouest insurgé, il fait échouer la campagne par son incompétence. Au début de 1794, il est attaqué par Collot d'Herbois et accusé de traîtrise par Saint-Just* qui l'enverra au Tribunal révolutionnaire.
Il sera guillotiné avec Danton* le 5 Avril 1794.
(5) texte complet dans Albert MATHIEZ "Etudes sur Robespierre" op. cit. pages 112 à 145
(6) Moniteur du 11 Germinal an II
cité par Albert MATHIEZ "Etudes Robespierristes" op. cit. pages 317-318
Albert MATHIEZ présente ce discours de Robespierre comme celui qui illustre le mieux son éloquence prodigieuse.
(7) Voir Saint-Just*
(8) cité par André STIL "Quand Robespierre et Danton..." op. cit. pages 475-476
(9) PRIEUR de la MARNE (Pierre Louis PRIEUR, dit) : Né le 1er Août 1756. Avocat à Chalons sur Marne, il est élu du Tiers Etat aux Etats Généraux puis élu de la Marne à la Convention où il vote la mort du roi. Membre du Comité de Salut Public, il sera pratiquement tout le temps en mission ce qui lui vaudra d'être absent le 9 Thermidor. Il restera au Comité jusqu'en 1795.
Exilé comme régicide en 1816, il mourra à Bruxelles le 30 Mai 1827.
(10) LINDET (Robert Thomas) : Né le 13 Novembre 1743. Curé de Bernay en 1789, il est élu aux Etats Généraux et se montre très favorable aux idées de la Révolution. Approuvant la Constitution Civile du Clergé, il sera nommé évêque constitutionnel de l'Eure en 1791.
Elu à la Convention, il votera la mort du roi. Il sera à nouveau élu au Conseil des Anciens en 1796 puis en 1798, mais cette dernière élection sera cassée et il se retirera de la politique. Il mourra à Bernay en 1823.
A SUIVRE :
LES ACTEURS DE LA REVOLUTION : ROBESPIERRE (43/50)
LA DICTATURE DU GOUVERNEMENT REVOLUTIONNAIRE -
L'ETRE SUPREME : AVRIL - MAI 1794