CONDAMNE AU SILENCE : JANVIER - FEVRIER 1791
Les occasions propices à la mise en application du plan de Mirabeau ne tardent pas à se présenter. Le désordre règne en France depuis déjà plusieurs mois; faire en sorte de l’accentuer est, malheureusement pour le pays, une tâche relativement simple pour qui a quelque influence à l’Assemblée nationale.
Ainsi, l’affaire de la prestation de serment des ecclésiastiques à la Constitution civile, prend, vers la fin du mois de Décembre, l’aspect d’une véritable crise. Cela fait plusieurs semaines que le roi recule la date de ratification des textes, et maintenant les députés s’impatientent. Ils viennent de le sommer de sanctionner les décrets. Louis XVI* est, pour le coup, véritablement déchiré. Non seulement on l’oblige à prendre une décision, ce qui déjà n’est pas facile pour lui, mais on heurte ses convictions profondes. Ne sachant comment sortir de ce dilemme, Louis XVI* a écrit au Pape Pie VI pour le supplier d’accorder son autorisation à la Constitution civile. Mais le pape tarde, lui aussi, à envoyer sa réponse; si bien que Louis XVI* est obligé de s’exécuter : la mort dans l’âme, il donne son accord. Selon le duc de Castries (1), le roi, par ce geste, participe au plan de Mirabeau. En effet, il rajoute au désordre; en effet, il discrédite l’Assemblée nationale aux yeux des chrétiens du royaume; en effet, il amorce, par cette ratification, une guerre civile qui, dans quelque temps, ébranlera la Révolution. Etait-ce réellement l’intention de Louis XVI* ? Nul ne saura en apporter la preuve, mais ce qui est certain c’est que les effets de la décision que l’on vient d’arracher au roi ne se font pas attendre. Les ecclésiastiques ont huit jours pour prêter serment et, dès le 4 Janvier, les membres du clergé siégeant à l’Assemblée nationale sont instamment priés de s’exécuter. Seule une petite minorité accepte de jurer, malgré les pressions qu’exerce l’aile gauche de l’Assemblée sur les députés du clergé et, principalement sur les évêques. Il va s’ensuivre une énorme pagaïe...
Pourquoi Mirabeau intervient-il dans ce débat alors qu’il n’a aucune connaissance du sujet ? On ne parvient pas bien à comprendre. Toujours est-il que, le 7 Janvier, il tente de temporiser et, comme l’Assemblée charge son Comité ecclésiastique de préparer une « Adresse aux Français » sur la Constitution civile, il s’en fait confier la rédaction, bien qu’il ne soit pas membre de ce Comité !.. Conseillé, dit-on, par l’abbé Lamourette (2), il prépare un texte dans lequel il mêle la démagogie et les maladresses. Un texte qu’il présente le 14 Janvier et dont il termine la lecture, dans un énorme chahut, avec cette apostrophe :
« Calmez donc, ah ! Calmez vos craintes : Ministres du Dieu de paix et de vérité, rougissez de vos exagérations incendiaires, et ne voyez plus notre ouvrage à travers vos passions. Nous ne vous demandons pas de jurer contre la loi de votre cœur; mais nous vous demandons, au nom du Dieu saint qui doit nous juger tous, de ne pas confondre des opinions humaines et des traditions scolastiques, avec les règles inviolables et sacrées de l’Evangile. S’il est contraire à la morale d’agir contre sa conscience, il ne l’est pas moins de se faire une conscience d’après des principes faux et arbitraires. L’obligation de faire sa conscience est antérieure à l’obligation de suivre sa conscience. Les plus grands malheurs publics ont été causés par des hommes qui ont cru obéir à Dieu et sauver leur âme.
« Et vous, adorateurs de la religion et de la patrie, Français, peuple fidèle et généreux, mais fier et reconnaissant ! Voulez-vous juger les grands changements qui viennent de régénérer ce vaste empire ? Contemplez le contraste de votre état passé et de votre situation à venir. Qu’était la France il y peu de mois ? Les sages y invoquaient la liberté; et la liberté était sourde à la voix des sages. Les chrétiens éclairés y demandaient où s’était réfugiée l’auguste religion de leurs pères; et la vraie religion de l’Evangile ne s’y trouvait pas. Nous étions une nation sans patrie, un peuple sans gouvernement, et une Eglise sans caractère et sans régime... » (3)
Le brouhaha atteint un niveau tel que Mirabeau est obligé de s’interrompre. Les députés de droite, suivant l’abbé Maury, gagnent la sortie dans un grand tumulte. Quelques autres députés demandent à prendre la parole mais leur voix est couverte par les hurlements.
Si Mirabeau voulait, dans l’exécution de son plan, créer le désordre, et bien cette fois-ci c’est réussi !.. Mais il est allé trop loin; il est désavoué publiquement par le rapporteur du Comité ecclésiastique Camus (4) et se retrouve bientôt lâché aussi par la gauche qui l’a pourtant chaleureusement applaudi tout à l’heure... Personne dans l’Assemblée, hormis une poignée d’irréductibles, ne veut le schisme dont on pressent bien les conséquences désastreuses. En abordant ce sujet qu’il ne connaît pas, Mirabeau l’athée a compromis une partie de sa popularité. Cette popularité dont il a tant besoin pour se faire élire à la présidence de l’Assemblée comme il tente de le faire depuis plusieurs quinzaines.
Mirabeau n’est pas homme à reconnaître ses torts facilement. S’il s’est embrouillé dans ses argumentations à l’Assemblée cela ne l’empêche nullement d’expliquer, très sérieusement, à la cour qu’il s’agit bien là de la mise en œuvre de son plan :
« On ne pouvait pas trouver une occasion plus favorable de coaliser un plus grand nombre de mécontents, de mécontents d’une plus dangereuse espèce, et d’augmenter la popularité du roi aux dépens de celle de l’Assemblée nationale.
« Il faut pour cela :
« 1°) Provoquer le plus grand nombre d’ecclésiastiques fonctionnaires publics à refuser le serment;
« 2°) Provoquer les citoyens actifs des paroisses qui sont attachés à leur pasteur, à se refuser aux élections (5);
« 3°) Porter l’Assemblée nationale à des moyens violents contre ces paroisses (..);
« 4°) Empêcher que l’Assemblée n’adopte des palliatifs qui lui permettraient de reculer d’une manière insensible et de conserver sa popularité;
« 5°) Présenter en même temps tous les projets de décrets qui tiennent à la religion, et surtout provoquer la discussion sur l’état des juifs d’Alsace, sur le mariage des prêtres et sur le divorce, pour que le feu ne s’éteigne pas par défaut de matières combustibles (..) Le peuple connaîtrait par là le système religieux de l’Assemblée et la classe des mécontents ne pourrait que s’accroître;
« 6°) Joindre à cet embarras celui du sacre d’un évêque;
« 7°) S’opposer à toute adresse où l’on énoncerait que l’Assemblée n’a pas voulu toucher au spirituel (..)
« 8°) Quand on en serait venu à l’emploi de la force publique, provoquer des pétitions dans les départements pour s’y opposer.
« Il est impossible de se dissimuler l’embarras où se trouverait l’Assemblée, si toutes ces mesures concourraient en même temps.. » (6)
A l’Assemblée où le débat n’en finit pas de rebondir, on décide enfin, le 26 Janvier, de ne pas revenir sur le principe du serment que l’on exige des prêtres. Mirabeau a appuyé cette décision, recueillant ainsi les applaudissements de la gauche, qui était prête à accepter à peu près tout sauf de rediscuter de ce qu’elle considère comme un fait acquis.
Mais, c’est le 28 Janvier que Mirabeau va reconquérir l’Assemblée par un discours enflammé qu’il prononce au nom du Comité diplomatique. Les affaires étrangères constituent un sujet qu’il affectionne particulièrement, et pour lequel il a des compétences indiscutables. Des rumeurs courent dans Paris sur une éventuelle fuite du roi et les risques de guerre qui en résulterait. Il démontre avec un réel talent que la présence à Paris de Louis XVI* et de Marie-Antoinette* sont, au contraire, une garantie pour la paix. La France, parce qu’elle dispose de tels otages, est assurée qu’aucun de ses voisins n’osera l’attaquer. Et d’ailleurs, qui pourrait avoir cette intention ? Qui pourrait menacer un pays qui « le premier a gravé dans le code de ses lois sa renonciation à toute conquête.. » ?
L’Assemblée, enflammée par les tirades du discours de Mirabeau applaudit à tout rompre. Le lendemain, le député d’Aix est porté à la présidence où il remplace l’abbé Grégoire (7). Il devient ainsi le quarante-quatrième président de l’Assemblée nationale.
Enfin, ses pairs lui rendent les honneurs qu’il est sûr d’avoir amplement mérités. Selon les usages, le titulaire du fauteuil présidentiel ne peut pas participer aux débats; Mirabeau est donc condamné au silence pendant quinze jours.
(1) duc de CASTRIES « Mirabeau » op. cit. Page 512
(2) LAMOURETTE (Antoine Adrien) : Né à Frévent dans le Pas de Calais le 31 Mai 1742. Ami de Mirabeau* et favorable aux idées nouvelles, ce grand vicaire d’Arras est élu en Février 1791 évêque constitutionnel de Rhône-et-Loire, c’est à dire de Lyon. Il est également élu député à la Législative.
Il se distinguera lors de la fameuse séance du 7 Juillet 1792 que l’on nommera plus tard, avec ironie, « baiser Lamourette ».
Revenu à Lyon après la dissolution de l’Assemblée Législative, Lamourette, jugé trop modéré est arrêté, conduit à Paris, condamné à mort par le Tribunal révolutionnaire et guillotiné le 11 Janvier 1794.
(3) Archives Parlementaires t. XXII pages 233 à 240
in François FURET et Ran HALEVI « Orateurs de la Révolution française » op. cit. Vol I, pages 829 et 830
(4) CAMUS (Armand Gaston) : Né à Paris le 2 Avril 1740. Avocat du Clergé de France, il s’enthousiasme pour les idées de la Révolution et se fait élire aux Etats généraux par le tiers état de Paris. Nommé archiviste de l’Assemblée nationale, il communique à ses collègues le petit « livre rouge » contenant la liste des pensions payées par le trésor royal. Une diffusion qui est la cause d’un beau scandale.
Défenseur de la Constitution civile du clergé, il est partisan également de l’annexion du Comtat Venaissin.
Elu à la Convention par le département de la Haute Loire, il est envoyé en mission aux armées et livré aux Autrichiens par Dumouriez. Il sera libéré à la fin de l’année 1795 et sera nommé au Conseil des Cinq Cents. Il mourra à Montmorency le 2 Novembre 1804.
(5) La Constitution civile du Clergé prévoit en effet que les curés et les évêques seront élus par tous les citoyens actifs.
(6) Note de Mirabeau à la cour datée du 21 Janvier 1791
Cité par Guy CHAUSSINAND-NOGARET « Mirabeau entre le Roi et la Révolution » op. cit. Pages 237 à 239.
(7) Abbé GREGOIRE (Henri Baptiste) : Né le 4 Décembre 1750. Elève des Jésuites à Nancy, il est curé d'Emberménil à la Révolution. Elu aux Etats Généraux il fréquente le Club Breton avec Barnave*, Pétion et Robespierre.
Il devient en 1790 le Président de la Société des Amis des Noirs. Il prête, dans les premiers, serment à la Constitution Civile du Clergé et est élu Evêque Constitutionnel du Loir et Cher.
Elu à la Convention, il refusera malgré les pressions d'abandonner la prêtrise. Membre du Conseil des Cinq Cents, il réunira un premier Concile national en 1797 puis un second en 1801 pour réorganiser l'Eglise de France. Adversaire de Napoléon, il sera pourtant nommé Comte en 1808. Il mourra à Paris le 28 Mai 1831.
ILLUSTRATION : Mirabeau Président de l'Assemblée Nationale. Gravé par Hopwood d'après Raffet.
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LES ACTEURS DE LA REVOLUTION : MIRABEAU (59
RUPTURE AVEC LES JACOBINS : FEVRIER 1791