LA DECLARATION DES DROITS : AOUT- SEPTEMBRE 1789
Mirabeau n’assiste pas, pour des raisons que l’on ignore, à la célèbre séance nocturne du 4 Août 1789, au cours de laquelle, sur la proposition d’un membre éminent de la noblesse, le vicomte de Noailles (1), le régime féodal est aboli.
Il ne se privera pas de critiquer très vivement, dans les jours qui suivront, ces mesures prises à la hâte et dont on n’avait pas mesuré, selon lui, toutes les conséquences.
« Voilà bien nos Français ! Ils sont un mois entier à disputer des syllabes et, dans une nuit, ils renversent tout l’ancien ordre de la monarchie... (2)
Et puis, il reste maintenant à traduire en décrets toutes ces mesures généreuses et là, de nombreux obstacles apparaissent : comment, par exemple, exproprier les seigneurs et les détenteurs de privilèges en restant fidèle au droit de propriété ? Les discussions à propos de la dîme (3) notamment interrompent le débat sur la déclaration des Droits qui ne reprend que le 12 Août. Le 13, l’Assemblée désigne un Comité de cinq membres, qui comprend Mirabeau (4), pour examiner les très nombreux projets qui lui ont été soumis (5). Quatre jours plus tard, Mirabeau présente, au nom du Comité des Cinq, un « Projet de Déclaration des Droits de l’homme en société ». Nul doute qu’il en soit lui-même l’auteur, aidé probablement par ses rédacteurs habituels que sont Clavière, Du Roveray et Etienne Dumont. Il rappelle la difficulté qu’il y a à construire un texte à partir de nombreux projets et cela dans un délai très court :
« .. Nous avons cherché cette forme populaire qui rappelle au peuple, non ce qu’on a étudié dans les livres ou dans les méditations abstraites, mais ce qu’il a lui même éprouvé; en sorte que la Déclaration des Droits, dont une association politique ne doit jamais s’écarter, soit plutôt le langage qu’il tiendrait s’il avait l’habitude d’exprimer ses idées, qu’une science qu’on se propose de lui enseigner.
« Cette différence, Messieurs, est capitale; et, comme la liberté ne fut jamais le fruit d’une doctrine travaillée en déductions philosophiques, mais de l’expérience de tous les jours et des raisonnements simples que les faits excitent, il s’ensuit que nous serons mieux entendus à proportion que nous nous rapprocherons davantage de ces raisonnements (..)
« Une déclaration des Droits, si elle pouvait répondre à une perfection idéale, serait celle qui contiendrait des axiomes tellement simples, évidents et féconds en conséquence, qu’il serait impossible de s’en écarter sans être absurde, et qu’on en verrait sortir toutes les Constitutions.
« Mais les hommes et les circonstances n’y sont point assez préparés dans cet empire, et nous ne vous offrons qu’un très faible essai que vous améliorerez sans doute.. » (6)
Mirabeau lit ensuite le projet du Comité : une Déclaration des Droits en dix-neuf articles. Il conclut alors avec emphase :
« C’est pour le monde entier que vous allez travailler; vous marcherez d’un pas ferme, mais mesuré vers ce grand œuvre; la circonspection, la prudence, le recueillement, qui conviennent à des législateurs, accompagneront vos décrets. Les peuples admireront le calme et la maturité de vos délibérations; et l’espèce humaine vous comptera au nombre de ses bienfaiteurs.. » (6)
Après que l’Assemblée ait décidé, sous les applaudissements, de l’impression du discours de Mirabeau, la discussion est renvoyée au lendemain 18 Août.
Dès l’ouverture, le lendemain, les orateurs se succèdent à la tribune pour critiquer le projet présenté la veille par Mirabeau. Duport (7), en particulier, argumente très sévèrement contre le texte du Comité des Cinq. Rabaut Saint-Etienne explique, lui, qu’il préfère le projet présenté par Siéyès; d’autres orateurs indiquent qu’ils voudraient choisir tel article dans tel projet. Une façon d’exprimer que le Comité des Cinq n’a pas fourni une synthèse satisfaisante. Mirabeau remonte alors à la tribune, bien décidé à défendre le projet qu’il a présenté :
« Messieurs, le Comité des Cinq a trop réfléchi sur les déclarations de Droits, qui ont servi de base à son travail, pour ne pas être convaincu qu’il est beaucoup plus facile de les critiquer que d’en faire une bonne (..)
« Si les circonstances étaient calmes, les esprits paisibles, les sentiments d’accord, on pourrait faire sans crainte des réclamations (…). Mais quand leurs résultats les plus immédiats, les plus évidents, blessent une foule de prétentions et de préjugés, une opposition violente s’élève contre telle ou telle exposition des droits de l’homme, qui n’est au fond qu’une opposition à toute déclaration de ce genre, et les projets se multiplient au gré de l’amour propre, associé avec les intérêts particuliers et la mauvaise foi : alors les différents augmentent à l’infini, et l’on s’entend opposer sérieusement à propos d’une série de principes immuables comme l’éternité, des difficultés d’un jour; on voudrait qu’une Déclaration des Droits fût un almanach de telle année (..) (6)
Certains députés ont demandé que le projet de Déclaration des Droits soit renvoyé dans les bureaux de l’Assemblée. Mirabeau s’oppose à cette idée :
« Je crois donc inutile et le renvoi dans les bureaux, où l’on ne choisira apparemment pas un des projets déjà rejetés, et le choix d’une des déclarations au scrutin, comme si les choses pouvaient jamais, sans lâcheté, être subordonnées au scrutin, ou même au nouveau comité de rédaction (..)
« De toutes les choses humaines, je n’en connais qu’une où le despotisme soit non seulement bon, mais nécessaire; c’est la rédaction : et ces noms comité et rédaction hurlent d’effroi de se voir accouplés. » (6)
La discussion se poursuit. Les députés n’ont pas suivi Mirabeau; ils veulent revenir aux projets initiaux, qui ont été confiés au Comité des Cinq, et choisir parmi ces textes. On s’apprête à passer aux voix lorsque Mirabeau demande, une fois encore, la parole :
« Je propose, comme individu, et non comme membre du Comité des Cinq, d’arrêter de nouveau que la Déclaration des Droits doit être une partie intégrante, inséparable de la Constitution, et en former le premier chapitre.
« Je propose encore, et le long embarras de l’Assemblée me prouve que j’ai raison de le proposer, de renvoyer la rédaction définitive de la Déclaration des Droits au temps où les autres parties de la Constitution seront elles-mêmes entièrement convenues et fixées. (Des applaudissements mais aussi beaucoup de murmures s’élèvent des bancs de l’Assemblée)
« Au milieu des marques de bonté que m’attire cette proposition, je m’aperçois que quelques amis très zélés de la liberté, dont je respecte les opinions et les talents, n’approuvent pas cette motion; ils sont effarouchés, sans doute, par la crainte de voir que la Déclaration des Droits ne soit compromise, et que, sous prétexte de la reculer, quelques malveillants ne parviennent à la faire disparaître .... » (6)
Et c’est bien cela que l’on reproche à Mirabeau. Pétion, Duport, Le Chapelier, vont tour à tour combattre sa motion. Reubell (8), très vigoureusement lance quelques attaques personnelles contre Mirabeau et lui reproche d’entraîner l’Assemblée dans des opinions contraires. Mirabeau, calmement, répond aux critiques qui viennent de lui être adressées :
« Je commencerai, pour toute réponse aux attaques personnelles, dont quelques préopinants ont jugé à propos de m’accabler, par manifester un sentiment qui porte plus de douceur dans mon âme que les traits décochés contre moi n’y peuvent jeter d’amertume.
« Si, par impossible, quelqu’un de vos décrets me paraissait blesser la justice ou la raison, j’ai tant de respect pour cette Assemblée que je n’hésiterai pas à vous le dénoncer, à vous dire que vous devez montrer un mépris profond pour cet absurde dogme d’infaillibilité politique, qui tendrait à accumuler sur chaque siècle la rouille des préjugés de tous les siècles, et soumettrait les générations à venir aux erreurs des générations passées (..)
« Sans doute au milieu d’une jeunesse très orageuse, par la faute des autres, et surtout par la mienne, j’ai eu de grands torts, et peu d’hommes ont, par leur vie privée, donné plus que moi prétexte à la calomnie, pâture à la médisance; mais j’ose vous en attester tous, nul écrivain, nul homme public n’a plus que moi le droit de s’honorer de sentiments courageux, de vues désintéressées, d’une fière indépendance, d’une uniformité de principes inflexibles. Ma prétendue supériorité dans l’art de vous guider vers des buts contraires est don une injure vide de sens, un trait lancé de bas en haut, que trente volumes repousse assez pour que je dédaigne de m’en occuper (..)
« Messieurs, avoir raison ou se tromper est peu de chose, et n’intéresse guère que l’amour propre. Entendre soupçonner ou persifler ses intentions dans une assemblée politique, où l’on a fait ses preuves, est une tolérance qu’un homme qui a le pressentiment de sa dignité personnelle ne connaît pas; et j’espère que vous approuverez cette courte explication. » (6)
Finalement, le projet retourne dans l’un des trente bureaux de l’Assemblée. Il faudra encore sept jours pour que la Déclaration des Droits soit mise au point. Le 26 Août 1789, l’Assemblée nationale adopte solennellement la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen.
Mirabeau est certes devenu l’un des maîtres à penser de l’Assemblée Constituante. Mais il est de plus en plus souvent contesté. On lui a même rappelé, assez vertement ces derniers jours, que sa conduite débridée pendant toute sa jeunesse était un boulet qu’il lui faudrait traîner encore longtemps....
(1) NOAILLES (Louis Marie d'Ayen, vicomte de) : Né à Paris le 17 Avril 1756. Après avoir pris part à la guerre d'Indépendance américaine en compagnie de son beau frère La Fayette*, il est élu aux Etats Généraux. Conservateur, mais pris par l'euphorie révolutionnaire, il sera l'un des promoteurs de la nuit du 4 Août 1789 au cours de laquelle il propose l'abolition des privilèges de la noblesse.
A la fin de l'Assemblée constituante, il réintègre l'armée où il restera jusqu'en 1792. A cette date, il démissionne et fuit en Angleterre puis aux Etats Unis. Il se met au service de Rochambeau à Saint-Domingue et meurt à La Havane, en combattant les Anglais, le 7 Janvier 1804.
(2) Cité par Duc de CASTRIES « Mirabeau » op. cit. Page 349
(3) DIME : Impôt en nature, correspondant à la dixième partie des récoltes, et qui était perçu, sous l’Ancien régime, par le curé de chaque paroisse.
Les dîmes disparaîtront le 1er Janvier 1791 lorsque, en application de la Constitution Civile du Clergé, les curés seront pris en charge financièrement par l’Etat.
(4) Ce Comité comprend, outre Mirabeau, La Luzerne, évêque de Langres, Démeunier, Tronchet et Redon.
(5) De nombreux députés ont fait des propositions notamment La Fayette, Siéyès, l’abbé Grégoire, Target, Tronchet, etc...
(6) Archives Parlementaires t. VIII pages 453 à 455
in François FURET et Ran HALEVI « Orateurs de la Révolution française » op. cit. Vol I, pages 667 à 674
(7) DUPORT (Adrien) : Né à Paris le 24 Février 1759. Fils d'un parlementaire parisien, il est élu par la noblesse de la capitale aux Etats Généraux. Avec Barnave* et Alexandre de Lameth il constitue un "triumvirat" qui ambitionne le pouvoir. Fondateur du Club des Feuillants. Après avoir tenté de réduire les pouvoirs royaux, il s'appliquera après Varennes, à soutenir Louis XVI* et à lui faire nommer des Ministres Feuillants.
Hostile à la guerre de 1792, il suggère à Louis XVI* un coup d'état militaire dirigé par La Fayette* mais cette idée n'aura pas de suite.
Il fuira après le 10 Août 1792 mais sera arrêté et libéré sur intervention de Danton*. Il fuira en Angleterre pour ne revenir en France qu'après le 9 Thermidor. Il mourra en Suisse, complètement oublié, le 6 Juillet 1798.
(8) REUBELL (Jean François REWBELL ou) : Né à Colmar le 8 Octobre 1747. Avocat avant la Révolution, il est élu député du Tiers aux Etats Généraux où il dénoncera tous les complots royalistes.
Il sera élu de nouveau à la Convention et restera silencieux jusqu'à la chute de Robespierre*. Nommé Directeur en 1795, il mourra ruiné en 1807.
ILLUSTRATION : Déclaration des Droits de l'Homme. Feuillet émis par la Poste pour le Bicentenaire de la Révolution française.
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LES ACTEURS DE LA REVOLUTION : MIRABEAU (39)
DEFENSE DE LA MONARCHIE : SEPTEMBRE 1789