UN PREMER TOURNANT DANS LA CARRIERE DE MIRABEAU : JUIN 1789
Dans le courant de la journée du 14 Juin, on a bien senti que les choses commençaient à bouger. L'Abbé Grégoire (1) qui déploie, depuis plusieurs jours, une énergie considérable pour tenter de convaincre le clergé de rejoindre les députés du Tiers, marque des points décisifs. Certains curés commencent à se montrer sensibles aux arguments qu'on leur présente.
Et, effectivement, le lendemain, un groupe d'ecclésiastiques se rallie officiellement à l'assemblée du Tiers. Ils arrivent au moment où justement cette Assemblée s'échauffe. Le discours magistral de Mirabeau et le débat qui suit, les 15 et 16 juin, s'achève le 17 par une décision qui constitue un tournant dans la jeune histoire des Etats Généraux : l'assemblée du Tiers se proclame solennellement "Assemblée Nationale" aux cris de "Vive le Roi !"
Mirabeau n'a pas réussi à convaincre ses collègues d'accepter la dénomination qu'il proposait; mais qu'importe ! Le Tiers Etat a enfin affirmé sa force et sa détermination. C'est bien là l'essentiel !.. D'ailleurs, chacun considère que l'événement qui vient de se produire est capital. Il n'y a guère que le roi, très mal conseillé depuis le début, pour considérer encore que sa position d'hostilité à l'égard de tout changement peut encore tenir. Certains lui suggèrent de faire quelques concessions pour calmer les esprits mais la reine et ses frères parviennent à le convaincre qu’il ne faut céder sur rien...
Le 19 Juin, après en avoir délibéré pendant plusieurs heures, le clergé vote sa réunion à l'Assemblée du Tiers par 149 voix contre 137. Le résultat du scrutin est serré, mais il montre bien que les curés ont finalement emporté la décision sur les prélats et le clergé de Cour.
Le 20 Juin a lieu l'épisode connu du Jeu de Paume (2). Une partie des députés de la toute jeune Assemblée nationale trouvent porte close à la salle des Menus Plaisirs pour cause de travaux préparatoires à la séance royale. Après avoir crié au scandale et imaginé les pires manœuvres venant du pouvoir royal, ils s'installent dans la salle du Jeu de Paume, toute proche, et, au cours d'une séance mémorable, prennent le serment de ne se séparer qu'après avoir donné une Constitution à la France.
La séance royale, prévue initialement le 22 Juin, est reportée au lendemain. Les députés doivent donc se mettre en quête, de nouveau le 22, d'une salle pour délibérer. Les ecclésiastiques proposent alors de prêter l'église Saint-Louis et, du coup, plus de la moitié des membres du clergé rejoignent l'Assemblée nationale.
Enfin les choses bougent. On attend beaucoup de la séance royale du lendemain. On dit que le roi devrait annoncer de grandes nouvelles. Et pourquoi ne ferait-il pas des concessions ? Comment pourrait-il ignorer plus longtemps que la séparation des Etats Généraux en trois ordres est un principe dépassé ? Seule la noblesse campe encore sur ses positions...
Le 23 Juin se tient la fameuse séance royale qui a été, par ses préparatifs dans la Salle des Menus Plaisirs, à l'origine de la fureur de l'Assemblée du Tiers.
Le roi, fidèle aux principes qu'il a toujours énoncés, et contrairement à ce que certains avaient espéré, réaffirme sa volonté de voir les trois ordres siéger séparément. C'est ensuite le Garde des Sceaux, Barentin, qui prend la parole pour préciser les décisions de Louis XVI*. Il n'y a pas, là non plus, la moindre ouverture de la part du souverain : le vote, aux Etats Généraux, se fera bien par ordre, c’est à dire que le doublement des effectifs du Tiers Etat ne sert à rien; les décisions prises le 17 Juin par les députés du Tiers sont déclarées illégales et nulles. L'Assemblée nationale, née dans l’allégresse, et qui a tant échauffé les esprits ces derniers jours et fait germer tant d'espoirs chez les députés, vient d'être balayée d'un revers de main... (3)
Les choses ayant été clairement précisées, le roi se retire, suivi de ses ministres. Les députés du clergé et de la noblesse quittent eux aussi la salle, obéissant ainsi aux ordres que vient de donner Louis XVI*. Les députés du Tiers restent sur leur banc, un peu ébahis par ce qu'ils viennent d'entendre, et c'est Mirabeau qui prend la parole :
« Messieurs, j'avoue que ce que vous venez d'entendre pourrait être le salut de la Patrie si les présents du despotisme n'étaient pas toujours dangereux. Quelle est cette insultante dictature ? L'appareil des armes (4), la violation du temple national, pour vous commander d'être heureux. Qui vous fait ce commandement ? Votre mandataire. Qui vous donne des lois impérieuses ? Votre mandataire, lui qui doit les recevoir de vous, de nous, messieurs, qui sommes revêtus d'un sacerdoce politique et inviolable; de nous enfin, de qui seuls vingt-cinq millions d'hommes attendent un bonheur certain parce qu'il doit être consenti, donné et reçu par tous.
« Mais la liberté de vos délibérations est enchaînée; une force militaire environne l'Assemblée ! Où sont les ennemis de la nation ?(...)
« Je demande qu'en vous couvrant de votre dignité, de votre puissance législative, vous vous renfermiez dans la religion de votre serment; il ne nous permet de nous séparer qu'après avoir fait la Constitution. » (5)
Quelques instants plus tard, le marquis de Dreux-Brézé (6), Maître des Cérémonies, pénètre dans la salle des Menus Plaisirs et, s'adressant aux députés présents, clame d'une voix forte :
DREUX-BREZE : " Messieurs, vous avez entendu les intentions du Roi."
Aussitôt Mirabeau se lève :
« Oui, Monsieur, nous avons entendu les intentions qu'on a suggérées au roi; et vous, qui ne sauriez être son organe auprès des Etats Généraux; vous qui n'avez ici ni place, ni droit de parler, vous n'êtes pas fait pour nous rappeler son discours. Cependant, pour éviter toute équivoque et tout délai, je déclare que si l'on vous a chargé de nous faire sortir d'ici, vous devez demander des ordres pour employer la force; car nous ne quitterons nos places que par la puissance des baïonnettes. » (5)
Des mots prononcés d'une voix de tonnerre et qui feront passer Mirabeau à la postérité même si la forme de cette intervention a été parfois contestée.
Mais le Maître des Cérémonies, apostrophé par Mirabeau, réplique sur le même ton :
DREUX-BREZE : " Je ne puis reconnaître en M. de Mirabeau que le député du bailliage d’Aix et non l’organe de l’Assemblée.. "
Et il se tourne vers Bailly (7) qui préside. Le célèbre astronome qui, depuis quelques jours, vit les moments les plus intenses de sa vie, en se demandant parfois ce qu’il vient faire là, répond avec une fermeté qui ne lui est pas habituelle :
BAILLY : " Monsieur, l’Assemblée s’est ajournée après la séance royale; je ne puis la séparer sans qu’elle ait délibéré. "
DREUX-BREZE : " Est-ce bien votre réponse et puis-je en faire part au roi ? "
Bailly acquiesce et Dreux-Brézé quitte la salle. Alors Mirabeau demande la parole pour, prévient-il, défendre une motion :
« C’est aujourd’hui que je bénis la liberté de ce qu’elle mûrit de si beaux fruits dans l’Assemblée nationale. Assurons notre ouvrage en déclarant inviolable la personne des députés aux Etats Généraux. Ce n’est pas manifester une crainte, c’est agir avec prudence; c’est un frein contre les conseils violents qui assiègent le trône.. » (8)
Mirabeau n’a en effet pas oublié les lettres de cachet qu’il a dû subir ni les années passées dans les prisons du roi. Il sait ce qu’il en coûte de braver l’autorité du monarque ou de ceux qui l’entourent. Mais, alors que Bailly se montre réticent à faire voter une telle motion, Mirabeau poursuit :
« Si ma motion n’est pas adoptée, et si vous ne portez pas le décret, soixante députés, et vous tout le premier, serez arrêté cette nuit. » (8)
On passe finalement au vote et la motion de Mirabeau est adoptée par 493 contre 34 !.. Le député d’Aix, pour la première fois, a réussi à regrouper derrière lui la quasi-unanimité des représentants du Tiers. Il est devenu l’un des hommes clé de cette Assemblée.
(1) Abbé GREGOIRE (Henri Baptiste) : Né le 4 Décembre 1750. Elève des Jésuites à Nancy, il est curé d'Emberménil à la Révolution. Elu aux Etats Généraux, il fréquente le Club Breton avec Barnave*, Pétion et Robespierre.
Il devient en 1790 le Président de la Société des Amis des Noirs. Il prête, dans les premiers, serment à la Constitution Civile du Clergé et est élu Evêque Constitutionnel du Loir et Cher.
Elu à la Convention, il refusera, malgré les pressions, d'abandonner la prêtrise. Membre du Conseil des Cinq Cents, il réunira un premier Concile national en 1797, puis un second en 1801, pour réorganiser l'Eglise de France. Adversaire de Napoléon, il sera pourtant nommé Comte en 1808. Il mourra à Paris le 28 Mai 1831.
(2) Voir Louis XVI*
(3) Idem
(4) Sans doute pour faire céder plus facilement les députés du Tiers, une force militaire importante a pris place autour de la salle des Menus Plaisirs.
(5) Archives Parlementaires tome VIII page 146 in François FURET et Ran HALEVI " Orateurs de la Révolution française" op. cit. Vol I, pages 643-644
(6) DREUX-BREZE (Henri Evrard, marquis de) : Né le 6 Mars 1766 à Paris. Grand Maître des Cérémonies en succession de son père en 1781, il est chargé d'organiser les Etats Généraux alors qu'il n'a que vingt-deux ans.
Il défendra la famille royale lors des événements du 10 Août 1792, puis vivra retiré en province. Il reprendra ses fonctions de Grand Maître des Cérémonies à l'arrivée de Louis XVIII en 1814. Pair de France, il mourra à Paris le 27 Janvier 1829.
(7) BAILLY (Jean Sylvain) : Né à Paris le 15 Septembre 1736. Astronome, physicien, membre de l'Académie des Sciences. Elu aux Etats Généraux, il est Président de l'Assemblée Constituante jusqu'au 2 Juillet 1789. Elu Maire de Paris, il portera une partie de la responsabilité des massacres du Champs de Mars le 17 Juillet 1791. Détesté des révolutionnaires comme des royalistes il devra quitter Paris. Arrêté le 6 Septembre 1793, il sera guillotiné au Champs de Mars le 12 Novembre 1793.
(8) Cité par Duc de CASTRIES "Mirabeau" op. cit. Page 330
ILLUSTRATION : Serment du Jeu de Paume par david
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LES ACTEURS DE LA REVOLUTION : MIRABEAU (35)
LE VISIONNAIRE : 23 JUIN - 11 JUILLET 1789