MADAME DE NEHRA : 1784
Pour ce qui concerne les femmes, il ne fait aucun doute : Mirabeau a décidé de rattraper le temps perdu. Après la rupture avec Sophie et l'aventure avec la belle madame Lucas de Montigny, l’épouse du sculpteur, il s’est jeté à corps perdu dans d'autres intrigues amoureuses, toutes plus compliquées les unes que les autres. Dans les premiers mois de 1784, on le voit faire une cour assidue à une actrice célèbre : Madame de Saint-Huberty, la future comtesse d'Antraigues. Elle lui a été présentée par son tout nouvel ami Sébastien-Roch-Nicolas Chamfort (1). Les deux hommes ne se quittent plus depuis quelques semaines. Chamfort est un écrivain de talent, il a de l'esprit, de l'insolence et Mirabeau a, tout de suite, deviné ces qualités. "C'est le briquet qui manquait à mon fusil" dit Gabriel-Honoré en parlant de son nouveau compagnon. Tout deux mènent la grande vie bien qu'ils n'en aient guère les moyens.
Les plaisirs, le goût pour les femmes et pour la bonne chère ont apparemment ôté à Mirabeau tout scrupule. Après avoir sollicité, en pure perte d'ailleurs, son père qui est quasiment ruiné il se tourne vers le Bailli, sans plus de succès, puis vers sa mère dont il n'obtient que quelques vagues promesses. Rien à attendre donc, du côté de la famille.
Au début de l'année 1784, deux événements majeurs surviennent dans la vie déjà fort mouvementée de Mirabeau. Le premier est dramatique : Lucas de Montigny, le sculpteur, qui éprouve quelques doutes fort justifiés sur sa paternité, abandonne son enfant et le confie à Mirabeau !.. Le deuxième événement est plus heureux : après un échange banal de correspondance avec une lointaine cousine du Dauphiné, Madame de Saint-Orens, Mirabeau qui a cru percer dans ses lettres quelque sentiment, décide de tenter sa chance auprès de la jeune marquise. Il s'en va la séduire et la ramène de son Dauphiné jusqu'à Paris. Hébergé au couvent des Petites Orphelines, pour donner le change à son mari jaloux, la marquise vit avec une jeune amie qu'elle ne tarde pas à présenter à son amant : Henriette-Amélie, fille illégitime d'un poète philosophe hollandais William Van Haren. Née en 1765 d'une liaison du poète avec une française, Henriette-Amélie porte un nom qui est l'anagramme du nom de son père : Madame de Nehra. La rencontre de Mirabeau avec madame de Nehra est un choc aussi bien pour l'un que pour l'autre. Elle, est horrifiée par sa laideur : "Sa figure me déplut à un point inconcevable, je reculai d'effroi". Lui, est subjugué par la jeunesse et la grâce de cette jeune femme.
Madame de Nehra, qui est d'une bonté et d'une douceur extrêmes, revient sur sa première impression. Après quelques semaines, elle trouve même Mirabeau plutôt "intéressant". Elle lui cède par faiblesse, après avoir résisté pendant près de trois mois.
« Je m'aperçus combien le refus constant de m'attacher à lui le rendait malheureux, j'osais croire que j'étais la femme qui convenait à son cœur, j'espérais calmer quelquefois les écarts d'une imagination trop ardente; mais ce qui me détermina surtout, ce durent ses malheurs. Dans ce moment-là tout était contre lui : parents, amis, fortune, tout l'avait abandonné, je lui restais seule, et je voulus lui tenir lieu de tout. Je lui sacrifiai donc tout projet incompatible avec nos liaisons, je lui sacrifiai une vie tranquille pour m'associer aux périls qui environnaient sa carrière orageuse. Dès lors je fis serment de n'exister que pour lui, de le suivre partout, de m'exposer à tout pour lui rendre service dans la bonne ou la mauvaise fortune.. » (2)
Mirabeau, très amoureux, doit partir à Bruxelles pour affaires. Il emmène donc avec lui madame de Nehra dont il fait, bien évidemment, sa maîtresse. Henriette de Nehra, à qui le "monstre" a donné le doux surnom de Yet-Lie, va désormais se dévouer corps et âme à son amant. De retour à Paris, elle prend en charge le petit garçon que Lucas de Montigny a "confié" à Mirabeau et, avec l'enfant, elle prend en main les destinées du père. Elle gère ses comptes, ce qu'il a toujours été incapable de faire; elle le conseille, le tempère, règle ses dettes les plus urgentes.
Et, lorsque Mirabeau publie son mémoire en cassation, malgré l'interdiction faite par Miromesnil (3), lorsque la lettre de cachet menace à nouveau son amant, Yet-Lie prend les devants et organise leur départ vers l'Angleterre. Pourquoi l'Angleterre ? Parce que Mirabeau escompte y retrouver deux anciens condisciples de la pension de l'Abbé Choquard : les frères Elliot. L'un est député aux Communes, l'autre est ministres à Copenhague.
Ayant réussi à se faire inviter à Bath, dans la famille Elliot, Mirabeau choque par ses attitudes et par ses propos, mais il n'en est pas moins accueilli chaleureusement par ses amis de jeunesse. De retour à Londres, on lui présente tout ce que l'Angleterre compte de têtes pensantes et de personnages bien en vue, et en particulier Burke qui s'offrira de conduire Mirabeau aux séances du Parlement britannique.
Mirabeau retrouve également à Londres ceux qu'il a côtoyés à Genève, quelques mois plus tôt, en particulier Clavière et Brissot de Warville. C'est avec ce dernier que vont se nouer des liens d'amitiés très forts puisque les deux hommes entreprennent de travailler ensemble. Ils achèvent un manuscrit que Mirabeau remise dans ses cartons depuis bien longtemps sans avoir eu ni le temps ni l'inspiration pour l'achever. Il s'agit des « Considérations sur l'Ordre de Cincinatus » qu'ils font traduire en Anglais. Sous la signature de Mirabeau, cette attaque virulente contre la noblesse paraît à la fin de l'année 1784.
1 - CHAMFORT (Sébastien Roch Nicolas, dit) : Né à Clermont-Ferrand le 6 Avril 1741. Ecrivain de poésie mais aussi de théâtre, il est lecteur de Madame Elisabeth en 1789. Ami de Mirabeau, il s'éprend des idées révolutionnaires et devient secrétaire du Club des Jacobins en 1790-1791. Mirabeau lui doit une part importante de ses discours les plus célèbres.
Dénoncé pour avoir tenu des propos contre la Terreur, il est arrêté et tente de se suicider. Il meurt, le 13 Avril 1794, alors qu'on tente de le sauver par une opération chirurgicale.
2 - Cité par A. MEZIERES "La vie de Mirabeau" op. cit. Pages 97-98
3 - MIROMESNIL (Armand Thomas Hue, marquis de ) : Né le 15 septembre 1723 au château de Latingy à Mardié, aujourd'hui dans le Loiret et mort le 6 juillet 1796 au château de Miromesnil, dans l'actuelle commune de Tourville-sur-Arques, dans la Seine-Maritime. Magistrat et homme politique français du xviiie siècle, qui fut ministre de Louis XVI dans les dernières années de l'Ancien Régime.
Lorsque Maurepas devient tout puissant à l'avènement de Louis XVI* et inspire le rappel des parlements, il fait nommer Hue de Miromesnil garde des sceaux de France le 14 août 1774 à la place de Maupeou. Il est remercié par le roi le 9 avril 17871.
ILLUSTRATION : Jacques Pierre Brissot. Gravure de N.F. Maviez d'après un dessin de François Bonneville, Paris, BnF
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