MIRABEAU CONTRE LES MARIGNANE : 1783 - 1784
Il est une question que Mirabeau n'a toujours pas résolue et qui, à première vue, n'est pas près de l'être et qui pourtant l'obsède, c'est la question de l'argent. Il se demande toujours comment continuer à vivre avec aussi peu de ressources lui qui a tant de besoins et tant d'ambitions !.. Après avoir fait, une fois encore, l'inventaire des solutions possibles il décide de se lancer à nouveau à l'assaut de la citadelle Marignane. Reprendre la vie commune avec Emilie, ou faire semblant ce qui serait encore mieux, c'est mettre une option sérieuse sur la fortune de la famille. Il lui faut donc encore tenter cette chance.
Nous sommes aux premiers jours du mois de Mars 1783 et Mirabeau prend sa plus belle plume pour rédiger une longue lettre à l'attention d'Emilie dans laquelle il lui intime l'ordre de reprendre la vie commune. Ce n'est peut-être pas le ton le plus opportun mais, à sa décharge, il en a essayé beaucoup d'autres qui se sont avérés totalement inefficaces. Il n'obtient guère plus de succès cette fois-ci puisque, par retour du courrier, Emilie lui annonce qu'elle a entamer une procédure pour demander une séparation de corps définitive.
Le 20 Mars suivant, Mirabeau est donc invité à s'expliquer devant le Tribunal de la Sénéchaussée d'Aix. Il se lance alors dans un discours larmoyant, comme il sait si bien les faire quand il le veut : il évoque l'amour qu'il éprouve pour sa femme, exhibe des lettres passionnées qui datent de près de dix ans, parle de leur fils Victor disparu prématurément... Il est grandiloquent, de mauvaise foi, mais il parvient à convaincre son auditoire. Le tribunal prend aussitôt la décision d'autoriser Mirabeau à revoir sa femme. Peine perdue puisque la décision n'est pas si tôt connue que la famille de Marignane fait appel. Les deux époux ne se reverront finalement pas cette fois encore....
La contre-attaque des Marignane va alors s'organiser. Au cours d'une audience qui se déroule à Aix le 7 Mai, l'avocat de la famille se lance dans une tirade au cours de laquelle il traîne véritablement Mirabeau dans la boue. Il parle évidemment beaucoup de l'Ami des Hommes et de ses relations avec son fils car c'est un sujet sur lequel il y a, bien évidemment, matière à trouver quelques arguments. L'avocat produit une quantité impressionnante de lettres du marquis de Mirabeau adressées soit à Emilie soit aux parents Marignane, lettres dans lesquelles l'Ami des Hommes traite son fils avec la cruauté et le mépris qu'on lui connaît. Bien sûr, l'avocat des Marignane qui n'avait probablement que l'embarras du choix, produit les lettres les plus sordides et lit en public les passages les plus révélateurs. Il démontre, assez aisément à l'auditoire, que pour qu'un père traite son propre fils de manière aussi brutale et avec une telle sévérité c'est que probablement le fils en question à des comportements pour le moins hors du commun...
Mirabeau est évidemment furieux d'avoir été ainsi humilié. A partir de ce jour il considère que le combat contre la famille de Marignane devient un combat sans merci. Il va le mener, non plus seulement pour l'honneur, mais pour se venger de l'affront qu'ils viennent de lui infliger. Il ira jusqu'au bout !.. Il tirera de la famille Marignane tout l'argent qu'il pourra en tirer et, dit-il avec rage, ce sera encore insuffisant pour laver la honte qu'il a éprouvée ce 7 Mai 1783.
Et d'ailleurs, il décide d'assurer lui même sa défense. Il n'a en fait guère d'autre choix car quasiment tous les avocats renommés de la région ont été réquisitionnés par la famille d'Emilie.
C'est ainsi que le 23 Mai 1783 commence ce que l'on appellera le plaidoyer d'Aix. Gabriel-Honoré de Mirabeau qui n'a été, jusqu'à une date fort récente, que M. Pierre-Buffière ou M. Honoré ou bien encore le fils du marquis Ami des Hommes, celui qui n'a connu que la prison, les scandales, les aventures louches, les frasques, devient en quelques jours le vrai Mirabeau. L'homme qui sera l'un des maîtres de la Révolution...
Ce jour-là, Mirabeau l'attend depuis quelques semaines avec une impatience qu'il a beaucoup de mal à dissimuler. Il a préparé sa plaidoirie comme un avocat professionnel. Pendant les sept audiences publiques du procès, il va, inlassablement et avec la fougue, la hargne et aussi la mauvaise foi qu'on lui connaît, réclamer une seule chose : qu'on lui rende sa femme.
Le Palais de Justice d'Aix est bondé. Tout ce que la ville comprend de bourgeois, commerçants, hommes de loi, veut voir de près celui qui ose affronter la famille la plus riche et la plus aristocratique de la région. Mirabeau est serein. Il a tellement besoin de se venger qu'il a réussi à se convaincre lui-même qu'il avait entièrement raison sur tout et que l'issue du procès ne faisait aucun doute. Il allait gagner !...
Puisqu'ils ont sorti des lettres, il va aussi sortir les siennes ou plutôt LA sienne. Celle qu'il a dictée à Emilie de Marignane, sous la menace, le 28 Mai 1774. Elle est adressée, on s'en souvient, à M. de Gassaud, petit cousin d'Emilie, pour qui elle a eu quelques tendresses. Mirabeau n'en lira au Tribunal que quelques lignes :
"... Je reviens de mon égarement, Monsieur, et le premier effet de mon retour à la vertu est de vous avertir que toute liaison est finie entre nous...." (1)
L'effet de ces lignes sur le clan Marignane est tout à fait comme Mirabeau l'avait imaginé. Ils sont pétrifiés !.. Il lui reste maintenant, mais ce n'est pas le plus facile, à convaincre les juges que s'il réclame la reprise de la vie commune avec sa femme, c'est parce qu'il en est amoureux et qu'ils forment tous deux un couple uni. Il n'a, explique-t-il, aucun problème avec Emilie, ce sont ses parents qui ont tout manigancé. Alors Mirabeau parle, s'emporte même et, puisqu'il veut sa vengeance, il se lance à l'attaque de l'avocat des Marignane qui, lors de la dernière audience, a cité des lettres de son père :
« Si un avocat pour toute éloquence, vomit les déclarations injurieuses, le mensonge, l'emportement, la calomnie; s'il invente ou dénature les faits, s'il tronque ou falsifie toutes les pièces qu'il cite, et se garde bien de lire parce qu'il veut se garder l'excuse de l'infidélité de sa mémoire, un tel homme, du plus libre des Etats, se ravale jusqu'à l'esclavage de la plus servile des passions (..) C'est un marchand de mensonges de paroles et d'injures.. » (2)
Mirabeau s'emporte encore davantage et, comme chaque fois qu'il est dans cet état, il est génial !.. Et pourtant cela ne suffit pas à emporter la conviction des juges. Ayant pratiquement tout le monde contre lui, il perd la partie; une nouvelle audience est prévue pour le 17 Juin.
Ce jour là, le public est venu encore plus nombreux que lors des audiences précédentes. Il attend sans aucun doute un beau scandale déclenché par ce Mirabeau qui, dit-on en ville, ne mâche pas ses mots. Les Marignane ont pourtant invité beaucoup de monde pour occuper la salle d'audience. On reconnaît même l'Archiduc Ferdinand d'Autriche, Gouverneur du Milanais et frère de Marie-Antoinette* (3). Mirabeau adopte, cette fois-ci, le ton pleurnichard et sentimental qui ne lui va pas du tout. Après avoir fait l'éloge de la reine de France; après avoir dit des paroles fort aimables à propos de l'Impératrice Marie-Thérèse, Mirabeau aborde enfin son affaire. Il exprime les regrets qu'il a eus de devoir accabler sa femme en public :
« .. Pourquoi Madame de Mirabeau dans son fol aveuglément voudrait-elle me faire dévoiler tous nos secrets domestiques ? Oh ! Dieu, que ne donnerais-je pas pour pouvoir les ensevelir dans un éternel oubli ? Pourquoi veut-elle m'arracher tant et tant d'affreuses vérités ? Pourquoi me force-t-elle à ne lui parler qu'en s'adressant à vous et au public ? » (3)
Malgré l'attendrissement du public, Mirabeau ne parvient toujours pas à convaincre et la décision est à nouveau renvoyée au 5 juillet prochain.
Le 5 Juillet, lorsque reprend l'audience, Mirabeau se rend compte rapidement que les neuf juges sont des amis des Marignane. Il enrage mais comprend que la défaite ne fait pas de doute. Effectivement, elle est complète. La séparation de corps et de biens, sans astreinte à une quelconque résidence, est prononcée entre Honoré de Mirabeau et Emilie de Covet de Marignane de Mirabeau. De plus, celui-ci devra payer tous les frais du procès..
Mirabeau en est quitte pour faire une dernière colère, bien inutile d'ailleurs :
« Ce jugement ne me sépare (de ma femme) que pour prononcer ma mort civile (...) Mes défenses ont été supprimées, mon plaidoyer du 23 Mai a été anéanti. Que doit penser ma Patrie de ma justification ? Qu'en doit penser la France, l'Europe entière, où le nom que je porte, honoré jusqu'ici d'une célébrité qui va tourner à ma ruine, ne retentira plus qu'uni à un arrêt flétrissant ? Coupable on m'aurait séparé; justifié, on m'a séparé de même, et l'on a proscrit mes défenses. Mais si ma justification est vaine, si elle est punie comme un crime, que doit-on penser des humbles imputations sous lesquelles j'ai succombé ! Mauvais fils, mauvais mari, mauvais père, mauvais citoyen, sujet dangereux. Voila les caractères sous lesquels on m'a jugé ! » (4)
Mirabeau au soir du 5 Juillet est à nouveau un homme seul, rejeté par les siens, sans argent. Son obsession à cet instant nous dit Claude Manceron, est la suivante : "Se vendre, se vendre, se vendre. C'est tout ce qui lui reste à faire, et il y court." (5)
Quelques jours plus tard, alors que Mirabeau se promène sur le célèbre Cours d'Aix orné de fontaines et de platanes (6) il est reconnu par des passants. On s'attroupe autours de lui, on applaudit celui que l'on nomme maintenant "l'illustre infortuné".
1 - Cité par Claude MANCERON "Les Hommes de la Liberté" op. cit. Vol III, page 226
2 - Cité par Ch. de LOMENIE "Les Mirabeau" op. cit. Vol III, page 729
3 - Cité par Duc de CASTRIES "Mirabeau" op. cit. page 207
4 - Mémoires de Madame de Mirabeau. Cité par Claude MANCERON "Les Hommes de la Liberté" op. cit. Vol III,
page 228
5 - Cité par Claude MANCERON "Les Hommes de la Liberté" op. cit. Vol III, page 228
6 - Aujourd'hui baptisé "Cours Mirabeau"
ILLUSTRATION : Entrée principale de la ville d'Aix
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