PLUTÔT LA CLANDESTINITE QUE LA PRISON : 1776
Il en est un qui, en tous cas, suit de très près la situation de son fils, c'est l'Ami des Hommes. Il en est arrivé à ne même plus supporter l'idée que Gabriel-Honoré puisse un jour recouvrer sa liberté. Aussi fait-il, inlassablement, le siège du Ministre Malesherbes. Le malheureux ministre, pourtant démissionnaire depuis le 19 Mars dernier, ne sait rien refuser à cet ami de longue date, qui fait grand bruit quand il n'obtient pas ce qu'il demande, et dont la correspondance arrive parfois jusqu'au roi...
Mais Gabriel-Honoré, avec la complicité de sa mère, fait lui aussi le siège de Malesherbes en lui adressant des mémoires à l’encontre du marquis :
« .. Peu de fils ont aimé leur père comme j’ai idolâtré le mien. J’en fais serment, jamais je ne m’élèverai contre celui qui m’a donné le jour; mais si une aveugle prévention l’acharne à ma perte, je respecte assez son cœur pour croire que je l’obligerai si je parviens à me sauver de sa violence (..)
« Mon père a mangé mon bien; oui, mon bien, car une substitution est un dépôt. Il m’a poursuivi depuis mon enfance avec une haine implacable; il m’a desservi de tout; il accumule les calomnies, les trames de toute espèce contre moi (..) Il n’est pas étonnant que mon père cherche à me soustraire à la société; il n’a pas pour cent pistoles de biens libres, et je suis nommé aux substitutions de ma maison .. » (1)
Début Avril, Malesherbes prend ses responsabilités et signe une nouvelle lettre de cachet : Gabriel-Honoré de Mirabeau sera transféré, du Château de Dijon où il est actuellement détenu, à la Citadelle de Doullens en Picardie. En apprenant la nouvelle de ce transfert, Mirabeau s'alite et se dit malade, ce qui a pour effet de repousser son départ vers Doullens à une date ultérieure. Est-ce une ruse de sa part ou est-il réellement abattu en apprenant cette terrible nouvelle ? La présence de Sophie dans la ville pourrait suffire à expliquer l'attitude de Mirabeau. C'est donc là, à Dijon, qu'il apprend la démission de Malesherbes et de Turgot. Deux démissions qui prennent effet le 12 Mai et qui, au moins pour ce qui concerne Malesherbes, lui procure une certaine satisfaction.
Mais Mirabeau est de constitution solide aussi, même s'il a été réellement frappé par la maladie, il est rapidement de nouveau sur pieds. Et, dans la nuit du 24 au 25 Mai, il s'évade du Château de Dijon, quitte la ville aussitôt, et prend la route de Pontarlier. En effet, il sait que Sophie de Monnier vient de regagner le domicile conjugal. A-t-il déjà décidé, ce jour là, de prendre la fuite accompagnée de sa chère Sophie ou n'est-ce là qu'un nouvel épisode de sa vie rocambolesque ?
Il n'a pas quitté seul sa prison de Dijon. Un certain Chevalier de Macon, incarcéré avec lui, a profité de l'occasion pour s'enfuir lui aussi. Ils ont donc décidé de s’entraider. Mirabeau se cache quelques jours entre Dijon et Pontarlier et, pendant ce temps, Macon va aux nouvelles, rencontre Sophie, tente même de l'enlever, mais sans succès.
C'est maintenant Sophie qui est en prison, chez elle, sous la garde vigilante de sa sœur et de l'un de ses frères. Toutes les tentatives qu'elle pourrait faire pour s'échapper afin de rejoindre son amant seraient vaines. L'alerte, concernant l'évasion de Mirabeau, a été donnée à Pontarlier et les Monnier surveillent Sophie de très près.
Mirabeau piaffe d'impatience en attendant de trouver une solution qui lui permette de retrouver sa bien-aimée. Il met à profit ces quelques jours d'inactivité forcée pour prendre contact avec sa sœur Louise. N'ayant pas un sou en poche, il ne peut compter que sur elle pour assurer sa subsistance. Le frère et la sœur conviennent de se rencontrer dans le plus grand secret. Rendez-vous est pris à Thonon le 9 Juin, mais leur rencontre n'aura lieu que le 16, après avoir été reportée à plusieurs reprises. Louise aussi a ses problèmes !..
L’Ami des Hommes est averti de la présence de son fils à Thonon et aussitôt, il adresse un mémoire au Ministre des Affaires Etrangères Vergennes (2) pour réclamer l’extradition de Gabriel-Honoré. Dans ce mémoire que nous reproduisons intégralement dans ce qui suit transparaissent les sentiments que le marquis de Mirabeau éprouve pour son fils : une haine qu’il est difficile d’imaginer !...
« Après une jeunesse orageuse et passée en partie dans les prisons militaires, dont le détail serait inutile et trop long ici, le comte de Mirabeau, rétabli dans sa famille par quelque témoignage de calme et de résipiscence, ayant été envoyé par son père dans ses terres de Provence, trouva moyen de lier dans ce pays-là le traité de son mariage avec une héritière considérable de la maison de Marignane. »
« Comme il a l'esprit d'intrigue et d'audace à un point qui a peu de pareil, il lia tellement les ressorts de son affaire que son père, qui vit une famille considérable s'en contenter, donna les mains à son établissement quoiqu'il en craignit les suites. »
« A peine le jeune homme fut-il établi que, retombant dans son caractère fougueux et physiquement fol, il aliéna et désola tout le pays, indépendamment des affaires personnelles qu'il s'y fit. Il fit en un an de temps 220,000 livres de dettes tant criardes que foncières et usuraires, toutes en lettres de change qu'il fit endosser par tout ce qu'il put trouver et entraîner de malheureux, depuis l'état le plus simple jusques aux dupes de l'état le plus approchant du sien Il n’avoit alors entre lui et sa femme que environ 40,000 francs de revenu et n'ignoroit pas que tous les biens, soit de son côté, soit du côté de sa femme, qu'il pouvoit attendre un jour, sont substitués. »
« Les deux familles réunies, voulant le ménager à cause de sa jeune femme qui allaitait son fils, obtinrent une lettre de cachet qui l'exiloit d'abord à Mirabeau, et, comme il vendoit et coupoit tout, ensuite à Manosque, petite ville à trois lieues de là. En même tems, les parents réunis demandèrent son interdiction qui fut prononcée au Chatelet de Paris, domicile du père. »
« C'est de Manosque que, rompant sou ban, il partit tout à coup pour aller à vingt lieues de là se faire une affaire cruelle (sic) en battant et frappant un gentilhomme d'une des meilleures maisons de la province. »
« Celui-ci l'attaquât (sic) en justice et obtint contre lui un décret de prise de corps qui subsiste encore. »
« La famille demanda alors un ordre pour qu'il fût enfermé au Château d'if. Là, plainte d'un cantinier qui l'accuse d'avoir débauché et fait enfuir sa femme et de lui avoir pillé 4,000 livres de fonds qu'il avoit, plainte au bureau de la guerre de la garnison qu'il avoit mise en combustion. »
« Sur cela, la famille obtint un ordre de translation pour qu'il fût enfermé au château d'Joux, en Franche-Comté. Cet ordre eut son exécution en juin 1775. »
« Le commandant, qui n'avoit que des cachots dans son fort, lui donna une sorte de liberté, le voulant prendre par l'honneur, et il eut entre autres celle de venir à Pontarlier, et même, sur les fins, d'y habiter. Là il lia une intrigue dont les suites désolent aujourd'hui deux provinces. »
« Le commandant, ayant su qu'il faisoit de nouvelles lettres de change, voulut le renvoyer au château de Joux. Lors il faussa sa parole et partit en janvier 1776, à la suite d'une dame des plus notables, qui quitta sa maison et son mari comme pour retourner en Bourgogne où est sa maison paternelle et sa famille considérable. »
« Les commandants de Franche-Comté et de Bourgogne ayant fait suivre le prisonnier, il fut arrêté et mis au château de Dijon. »
« Là, sur ses belles paroles, on eut les mêmes condescendances pour lui. Il eut la liberté de la ville sur sa parole et continua ses intrigues, toujours vivant d'emprunts et de rapines. Car, comme la sentence qui l'a interdit lui a donné un tuteur onéraire chargé de la régie de son bien saisi, ou l'a réduit à une pension alimentaire de cent livres par mois, et le tuteur, ne voyant point venir de quittances, ne pouvoit payer. »
« L'ordre arriva pour qu'il fût conduit au château de Dourlans. On eut encore la faiblesse de l'en croire sur une prétendue maladie, et on lui donna le tems d'ourdir sa trame pour rapt et vol, ainsi qu'on le verra par la lettre ci jointe, qui donne avis de ce dernier évènement. »
« Cette lettre est dune personne respectable que l'affaire touche au plus près, et elle est indispensable à présenter ici et tiendra lieu de toutes les pièces justificatives des autres faits qui sont assez connus des ministres, du public et des provinces; mais quant à cette lettre, l'original seroit nécessaire à ravoir, et on supplie le ministère de vouloir bien la remettre à la famille, après en avoir fait tirer telles copies et en telle forme qu'il jugera à propos. »
« Aujourd'hui que le malheureux est entièrement engagé dans la carrière du crime, la famille, qui a tout prévu et prédit, et qui sait qu'un tel caractère est capable de tout et n'est arrêté sur rien, demande, et pour son honneur et pour la sûreté publique à laquelle l'autorité souveraine est spécialement préposée, qu'on veuille bien, Soit en pays étranger, soit en France, l'arrêter et t'enfermer de manière que tous ses expédients, qui sont sans nombre et incroyables, deviennent inutiles et que le monde et sa famille en soient débarrassés à jamais, à moins qu'un changement inespéré, mais longtemps éprouvé avant d'y croire, ne donnât lieu à le remettre dans ses droits »
« Il est maintenant en Savoye dans le lieu indiqué par la lettre ci-jointe. On connaît assez la justice et la sagesse de S. M. le roi de Sardaigne pour que la famille se repose sur l'autorité de ce grand prince, si S. M. veut que le coupable demeure dans les prisons de ses états. C'est pour en obtenir l'ordre et la permission de l'arrêter que la famille s'adresse au ministère du roi et demande son appui et son secours. Il rendra ainsi l'honneur et la sureté à deux familles notables et irréprochables, en assurant en même temps à cet égard le repos public. »
« L'on remboursera tous les frais qu'on sera obligé de faire pour le trouver et l'arrêter. A l'égard de sa pension et entretien, quand il sera en château, la sentence qui l'a interdit ne lui a adjugé que cent livres par mois, et il faudra que la dépense soit en conséquence. Quant à ce qui est de l'argent qu'on pourra lui trouver quand il sera saisi, c'est l'argent d'autrui, comme l'énonce la lettre ci-jointe, et l'on indiquera dans le tems à qui et comment il faudra le remettre. » (3)
Aussitôt après la réception de ce mémoire, M. de Vergennes ordonna à l'ambassadeur français à Turin, le baron de Choiseul, de demander au roi de Sardaigne l'arrestation de Mirabeau. II pria en même temps par lettre l'ambassadeur piémontais M. de Viry, de s'intéresser à cette affaire et d'appuyer sa demande auprès de son gouvernement'
Le 20 Juin, Mirabeau quitte précipitamment Thonon pour Genève car il a appris que la police du roi était sur ses traces. Le Chevalier de Macon continue à faire la liaison entre la Suisse et Pontarlier. Il apporte à Sophie les lettres enflammées de Gabriel-Honoré et transmet, dans l'autre sens, le courrier de Sophie tout aussi passionné.
L'attente des deux amants séparés va durer encore des semaines. Harcelé par la police à Genève, Mirabeau doit se réfugier, à la fin du mois de Juin, dans la propriété d'une amie de sa sœur Louise. Ne voulant pas la compromettre, il se met aussitôt à la recherche d'une nouvelle cachette. C'est à Lyon qu'il trouve refuge mais, là aussi, il est vite repéré et ne parvient à échapper à la police que d'extrême justesse !
A la suite de cette arrestation manquée, Mirabeau subit une nouvelle crise de désespoir. Il pense même à renoncer, et à se laisser prendre par la police. Puis, par réaction, il imagine gagner Paris pour se justifier publiquement. Il veut clamer son innocence, dénoncer la haine que lui voue son père, ... Il abandonne également cette idée, en reconnaissant qu'elle était un peu stupide, et gagne finalement son village natal de Lorgues en Haute Provence. Il y arrive le 14 Juillet 1776, et, là aussi, plus encore qu'en ville, il est obligé de se cacher pour ne pas être reconnu. Les journées lui paraissent interminables et, pour tromper le temps, il écrit de très longues lettres à Sophie et passe des heures à lire et à relire celles qu'elle lui fait parvenir en retour. Mais cette inactivité prolongée est au-dessus des forces d'un Mirabeau, surtout lorsque celui-ci est amoureux. Dans la deuxième semaine du mois d'Août, il n'en peut plus et quitte Lorgues après avoir fait prévenir Sophie qu'il partait l'attendre à la frontière Suisse. Il gagne Neuchâtel puis Saint-Sulpice où il s'installe le 23 Août. Il a fait parvenir un nouveau courrier à Sophie pour lui indiquer avec précision le lieu de sa cachette. Sophie, le jour même trompe la surveillance de ses gardiens et quitte Pontarlier à cheval.
Le 24 Août 1776, les deux amants, fous de bonheur et ivres de liberté, sont enfin réunis.
Ils ont attendu si longtemps ce jour où enfin ils pourraient être ensemble que Sophie et Gabriel-Honoré voudraient maintenant que le temps s'arrête. Ils voudraient surtout qu'on les abandonne à leur bonheur, que l'on cesse de les pourchasser comme des criminels. C'est à Verrières, en Suisse, qu'ils s'installent le jour même. Cachés, mais paisibles, ils vont pouvoir savourer leur liberté et s'aimer sans crainte pendant une vingtaine de jours.
Le 13 Septembre 1776, Mirabeau a le pressentiment qu'ils ont été découverts; ils quittent donc Verrières en toute hâte pour Bâle puis se dirigent vers la Hollande, plus sûre que la Suisse, et arrivent à Rotterdam le 26 Septembre.
Un autre problème se pose, au moins aussi obsédant que la traque menée par la police du roi de France, c'est l'argent. Sophie a bien ramassé, dans le coffre de son Président de mari à Pontarlier, tout ce qu'elle a pu trouver comme argent liquide. Mais leur petite réserve s'épuise vite car Mirabeau, quant à lui, n'avait plus rien du tout. Il n'a qu'un espoir et c'est justement cet espoir qui les a guidé sur les chemins de la Hollande : tenter de vivre de sa plume. Que pourrait-il faire d'autre ? Et, après tout, pourquoi ne pas essayer ? Son "Essai sur le Despotisme" a été remarqué et vendu à bon nombre d'exemplaires avant qu'il ne soit saisi. Et même si cet ouvrage a été source de bien des déboires, cela prouve au moins qu'il n'était pas sans intérêt !... Dans l'imaginaire de Mirabeau, le salut est donc à Amsterdam. N'est-ce pas dans cette ville que la plupart des grands écrivains des Lumières viennent faire éditer leurs ouvrages ?
C'est donc décidé : ils partent pour Amsterdam. Les premiers jours dans cette grande ville, où ils se sentent davantage en sécurité, sont semblables à ceux qu'ils ont passés en Suisse. Une longue période d'enchantement faite de grandes promenades au bord des canaux, des soirées de fête, de bonne chère. Mais les difficultés matérielles ne tardent pas à gâcher à nouveau leur bonheur et apportent aux deux amants un sentiment de malaise. Mirabeau n'a pas, de nature, un goût très prononcé pour le travail mais en ce moment, il n'a vraiment pas la tête à cela. Il se met bien à sa table de travail mais, très vite il s'énerve car l'inspiration ne lui vient pas. Trop de choses encombrent son esprit et puis, il y a en permanence, cette hantise du lendemain...
Au lieu d'écrire, ou de lire, ou de visiter les libraires, Mirabeau court les banques pour décrocher, sur sa bonne mine, quelque emprunt et assurer le court terme. Aussitôt qu'il a obtenu un peu d'argent, il le dépense stupidement. Il n'aime pas vivre mal, il n'aime pas compter, il ne sait pas ce qu'est économiser. Il ne peut pas vivre sans argent.
Quelques fois, il lui arrive même d'abandonner, un soir, sa Sophie pour sortir seul !... Il va dans les cafés, rencontre des filles, tente de s'étourdir....
1 - Cité par Gilles HENRY " Mirabeau père" op. cit. page 250
2 - VERGENNES (Charles Gravier, Comte de) : Né à Dijon le 29 décembre 1719, il est d'abord Ambassadeur à Constantinople puis à Stockholm. Louis XVI* le nomme Ministre des Affaires Etrangères le 21 juillet 1774, poste dans lequel il est l'un des artisans de la guerre d'Indépendance des Etats Unis en 1783. Il fut, selon le jugement de l'historien Albert Sorel, « le plus sage ministre que la France eût rencontré depuis longtemps, et le plus habile qui se trouvât aux affaires en Europe ». Son nom reste ainsi particulièrement attaché à cette fonction puisque l'on dit traditionnellement des ministres des Affaires étrangères qu'ils s'assoient dans le « fauteuil de Vergennes » Il meurt à la veille de la Révolution française en 1787.
3 - Cité par L. G. PELISSIER « Mira beau en Savoie et le Gouvernement Sarde »
Imprimerie et Librairie Edouard Privat, Toulouse, 1892, page 7 et suivantes.
ILLUSTRATION : Charles Gravier, Comte de Vergennes
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MIRABEAU CONDAMNE A LA DECAPITATION : 1777