SOPHIE DE MONNIER : 1775
C'est donc au Fort de Joux, dans les environs de Pontarlier, que Mirabeau commence une nouvelle vie. Le Fort, tel qu'il a pu le découvrir à son arrivée, est très inhospitalier. Il s'agit une énorme bâtisse militaire, difficile d'accès, froide et sinistre. Le Fort qui surplombe la Cluse de Pontarlier ouvrant passage vers la Suisse dans le Massif du Jura est balayé en permanence par des vents froids.
Le commandant de la place, un officier de haut rang : M. de Saint-Mauris, accueille Mirabeau avec sympathie. Dès les premiers jours le charme de Gabriel-Honoré agit. Comme presque partout où il passe, sauf dans sa propre famille, Mirabeau fait usage de sa séduction et parvient à s'attirer l'estime de ceux qu'il approche. M. de Saint-Mauris succombe encore plus vite que les autres. Après quelques semaines au Fort de Joux, il autorise Mirabeau à descendre quotidiennement à Pontarlier à condition de regagner le Fort le soir. Mais, bientôt, le "prisonnier" prend une chambre à l'auberge et ne remonte coucher au Fort qu'une fois ou deux par semaine. Il parvient même à faire quelques voyages en Suisse et fréquente la bonne société jurassienne qui ignore totalement qu'il est détenu au Fort de Joux !... Finalement, la vie qu'on lui impose ici n'est pas aussi terrible qu'il aurait pu le craindre en arrivant.
Comme il dispose d'autant de livres qu'il en demande, il s'est replongé dans ses travaux. Il a repris l'écriture de son « Essai sur le Despotisme » et entrepris, en parallèle, une étude sur les « Salines de Franche-Comté ». L'écriture et la lecture occupent la majeure partie de son temps dans la journée. Il rédige également un volumineux courrier pour réclamer sa libération : au Bailli de Mirabeau, qui est le seul des membres de la famille sur lequel il peut encore compter; aux ministres du roi, et en particulier à Malesherbes, Ministre de la Maison du roi et signataire de toutes les lettres de cachet à son encontre.
La société provinciale de Pontarlier, qui d’ordinaire est assez fermée, a plutôt bien accueilli Mirabeau. On le trouve drôle; les femmes lui trouvent beaucoup de charme, les hommes lui accordent beaucoup d'esprit.
En ce 25 Juin 1775, la petite ville du Haut-Jura s'associe aux festivités données dans toute la France en l'honneur du sacre du roi Louis XVI (1). Grand Messe, puis Te Deum et enfin grand déjeuner donné au Fort de Joux, sur invitation de M. Saint-Mauris, pour tous les notables de la ville. Ce jour là, M. de Saint-Mauris a évidemment convié Mirabeau et l'a placé, pour le repas, aux côtés de Madame de Monnier, l'épouse du Premier Président de la Cours des Comptes de Dôle. Le marquis de Monnier, personnage fort respectable, a en effet épousé une très jeune femme, elle a cinquante ans de moins que lui !...
Mirabeau, pendant le déjeuner, raconte à sa jeune voisine une partie de son histoire : sa liberté surveillée au Fort de Joux, une liberté qu'il ne doit qu'à l'amitié que lui porte M. de Saint-Mauris,... Sophie de Monnier est très vite attendrie par le rocambolesque récit que lui conte son voisin avec le talent qu'on lui connaît. Tantôt elle sourit, tantôt elle montre un visage attristé, elle s'indigne même contre ceux qui ont osé traiter Mirabeau avec autant de cruauté. Mirabeau, lui, pendant les deux ou trois heures que dure le déjeuner, tombe éperdument amoureux de la jeune Sophie. Des femmes, il en a pourtant connu beaucoup, au hasard de ses campagnes ou de ses prisons. Mais celle là ! Celle qui est présente à ses côtés en cet après-midi de Juin et qui l'écoute avec autant d'attention; celle-ci n'est vraiment pas comparable aux autres !...
Le lendemain même de ce déjeuner, les Monnier quittent Pontarlier pour aller passer l'été à la campagne. Mirabeau ne tarde pas à l'apprendre. Il en éprouve une très grande tristesse mais, comme à son habitude, il chasse sa mélancolie en prenant une maîtresse. Il tente de vivre encore, comme s'il voulait s'étourdir, la vie qu'il aime tant, bien qu'il n'en ait toujours pas les moyens.
C'est en Juillet que Mirabeau apprend une nouvelle qui lui redonne une lueur d'espoir : la grand-mère d'Emilie de Marignane est mourante. Sa pauvre femme pourrait bien hériter d'une somme rondelette qui leur permettrait de prendre un nouveau départ ? A condition qu'on veuille bien le sortir de cette prison où il est officiellement incarcéré. Il écrit donc, une nouvelle fois, une lettre pathétique à son oncle le Bailli :
« L'ambition est permise aujourd'hui.. Sauvez-moi donc de la fermentation terrible où je suis, et qui pourrait détruire l'effet que les réflexions et l'épreuve du malheur ont produit sur moi. Il est des hommes qu'il faut occuper... » (2)
Le Bailli restera sourd aux suppliques de son neveu. Mirabeau, désespéré, fait une ultime tentative auprès d'Emilie. Il avait pourtant juré qu'il ne reprendrait jamais contact avec cette femme qui l'a doublement trahie. Et pourtant, dans une très longue lettre il lui demande de reprendre la vie commune et lui propose même de fuir ensemble à l'étranger ! Est-il sincère ? Est-il uniquement motivé par les perspectives d'héritage ? En tous cas, il attendra longtemps la réponse... qui ne lui parviendra que le 20 Octobre. Une réponse qui lui signifie assez sèchement que "...tout espoir de vivre à nouveau ensemble doit le quitter à jamais.."
Octobre.. C'est justement à cette période que l’hôtel de Monnier a rouvert ses fenêtres. Mirabeau a pris pension dans une auberge qui fait face à la demeure du marquis et il va faire sa cour à la fois au Président de Monnier et à la jeune Sophie. Chaque fois qu'il le peut il n'hésite pas à fausser compagnie au Président ou à ses invités pour se mettre à l'écart avec Sophie à qui il ne tarde pas à déclarer son amour. La jeune femme commence, bien sûr, par repousser fermement ses avances mais Mirabeau a déjà compris que son charme ne tarderait pas à la faire succomber.
Au cours du mois de Novembre, une courte séparation intervient : Mirabeau se rend à Neuchâtel, en Suisse, pour régler avec un éditeur les termes d'un contrat pour la publication de son « Mémoire sur les Salines de Franche-Comté » ainsi que son « Essai sur le Despotisme » qui est enfin achevé. Ce dernier ouvrage, dans lequel Mirabeau laisse aller sa fureur de prisonnier, ne va pas tarder à déchaîner la chronique. Il faut dire que certains passages sont particulièrement virulents à l'égard du roi :
« Le roi est un salarié, et celui qui paie a le droit de renvoyer celui qui est payé. Si d'autres Français l'ont pensé avant moi, je suis peut-être le premier qui ose l'écrire (..) La longue habitude de commander a corrompu le prince, la longue habitude d’obéir a corrompu le peuple... » (3)
Effectivement, Mirabeau est bien le premier à écrire sur ce ton là !...
De retour à Pontarlier, il reprend ses visites à Sophie. La séparation n’a fait que raviver leurs sentiments à tous deux. Sophie aime maintenant Mirabeau et elle ose lui avouer son amour. Elle devient sa maîtresse dans le courant du mois de Décembre. Ils sont heureux.. Ils se jurent fidélité pour la vie....
1 - La cérémonie du Sacre de Louis XVI s'est déroulée à Reims le 11 Juin dernier. Cérémonie fastueuse qui en a choqué plus d'un, compte tenu des sommes colossales engagées et de l'état de délabrement dans lequel se trouvent les finances de la France.
2 - Cité par Duc de CASTRIES "Mirabeau" op. cit. page 105
Et Claude MANCERON "Les Hommes de la Liberté" op. cit. Vol I, page 331
3 - Duc de CASTRIES "Mirabeau" op. cit. page 105
ILLUSTRATION : Sophie de Monnier
A SUIVRE
LES ACTEURS DE LA REVOLUTION : MIRABEAU (14)
DES AMOURS DIEN DIFFICILES : 1776