ADIEU SOPHIE : 1781
Depuis que son Gabriel a quitté la prison de Vincennes, Sophie de Monnier guette, avec anxiété, dans son couvent de Gien, la visite de son amant. Durant toutes ces années, elle n'a jamais cessé de lui écrire trois à quatre fois par semaine. Gabriel-Honoré a toujours répondu avec la même régularité. Encore que, depuis quelques mois, ses lettres ont tendance à s'espacer. Elle lui en a d'ailleurs fait le reproche, mais gentiment, car elle est restée tout aussi amoureuse que lors de leurs premières rencontres. Sophie ne vit, depuis qu'ils sont séparés, qu'avec l'espoir qu'ils pourront, un jour, à nouveau s'aimer, comme avant !.. Ces dernières semaines, elle croit fermement que le bonheur qu'on lui a volé va enfin lui être restitué...
Mirabeau est à peine sorti du donjon de Vincennes, qu'il est pris subitement d'une lubie : faire exécuter son buste. Il s'adresse donc à un sculpteur renommé, Lucas de Montigny. Au cours des séances de pose, Gabriel-Honoré que la prison a privé de femmes depuis bien longtemps, entrevoit furtivement l'épouse de l'artiste. Et il se trouve que la dame est à la fois fort jolie et bien peu farouche. Il s'empresse donc de séduire la belle, la met rapidement dans son lit et, tandis que Sophie se morfond en attendant vainement que son amant veuille bien lui rendre visite, dans son couvent de Gien, Mirabeau met enceinte sa nouvelle maîtresse.
Et ce n’est pas tout : Mirabeau, avec sa liberté relative, a retrouvé une quantité impressionnante de préoccupations dont certaines sont si alarmantes qu'elles lui feraient oublier jusqu'à l'existence de Sophie. Ainsi, le 18 Mai 1781 lui parvient une nouvelle qui le glace d'effroi : sa mère vient d'obtenir du Parlement de Paris sa séparation, prononcée aux torts de l'Ami des Hommes !.. Celui-ci, qui a œuvré durant des années pour justement ne pas se retrouver dans cette situation, est sommé de rembourser à son ex-épouse une partie importante de ses biens. Il va devoir vendre tout ce qu'il possède; c'est la ruine ! Pis encore : comme l'arrêt de la cour a fait grand bruit, la réputation de l'Ami des Hommes est également ruinée. Le prétendu libéral apparaît comme le plus acharné des tyrans. Il ne lui reste plus que le déshonneur et la solitude.
Quelques jours plus tard, le père et le fils apprennent que Louise de Cabris, la sœur de Mirabeau, que l'Ami des Hommes tenait enfermée dans un couvent de Sisteron, vient d'obtenir sa libération. Nul doute qu'elle va s'allier à sa mère pour régler ses comptes...
Mirabeau qui, depuis sa sortie de Vincennes, a jugé prudent de prendre fait et cause pour son persécuteur de père se rend compte, mais un peu tard, qu'il a bien mal placé sa mise.
Ces coups du sort vont avoir une conséquence assez logique : ils vont rapprocher le père et le fils qui ont maintenant quelques bonnes raisons pour se rencontrer. Mirabeau et l'Ami des Hommes, qui ne se sont pas vus depuis près de dix ans, se retrouvent le 20 Mai. La haine qui les anime tous les deux depuis si longtemps a effacé dans leur mémoire jusqu'au souvenir de l'autre. Ils ont du mal à se reconnaître mais s'installent tout de même dans une cohabitation paisible qui durera au moins jusqu'au milieu de l'été 1781.
A la fin du mois de Mai, Mirabeau se décide enfin à se rendre à Gien pour rencontrer Sophie qui continue à lui adresser, depuis quelques semaines, des appels pathétiques. Avec la complicité du médecin du couvent, à qui Sophie a fait ses confidences, ils passent ensemble la nuit du 29 Mai et les trois suivantes. Quatre nuits d'amour passion, comme avant, qui font croire à Sophie que son vœu le plus cher vient enfin d'être exaucé. Elle a retrouvé son amant; ils ne se quitteront plus jamais.
Malheureusement, l'amour fou que Gabriel-Honoré éprouvait pour Sophie est définitivement mort. Ces nuits seront les dernières qu'ils vivront ensemble. Au soir du 2 Juin c'est un message de Dupont de Nemours qui vient séparer les deux amants. Il est, semble-t-il, très urgent que Mirabeau regagne Paris car il est recherché par la police qui soupçonnerait une nouvelle tentative d'enlèvement sur la personne de Madame de Monnier !.
Gabriel-Honoré n'a pas eu le courage de rompre. Il a monté cette mise en scène avec Dupont de Nemours pour pouvoir s'éclipser sans avoir à fournir d'explication. Dès le lendemain, Sophie aura compris. Comme lors du décès de sa petite fille, elle est totalement brisée. Cela ne l'empêche pourtant pas d'écrire encore à Mirabeau une lettre pleine de tendresse :
" Voila bien des chagrins, bien des maux qui nous accablent tout à coup. Cher, cher ami, que ton grand cœur, ta belle âme, ne se laissent point accabler. Mais je le jure, si l'on t'enferme, je me tuerai. Autant si je suis grosse.." (1)
Bien des années plus tard, on verra Sophie courir les bords de la Loire pour porter secours aux pauvres. Elle s'est établie au couvent de Gien sous le nom de marquise de Malleroy.
Un remariage, qui la laissera veuve après quelques jours seulement, achèvera de lui ôter tout goût à la vie. Sophie se donne la mort en s'asphyxiant avec un poêle à charbon aux premiers jours de Septembre 1789, alors même que son Gabriel, qu'elle n'a jamais pu oublier, est devenu l'homme le plus célèbre de France....
1 - Lettre de Sophie du 6 Juin 1781. Cité par Claude MANCERON "Les Hommes de la Liberté" op. cit. Vol II, page 418
ILLUSTRATION : Marie Thérèse Sophie Richard de Ruffey, marquise de Monnier portrait par Louis Marie
A SUIVRE
LES ACTEURS DE LA REVOLUTION : MIRABEAU (21)
LA LIBERTE DES GENEVOIS : 1782